Chapitre 2
L’immeuble, datant des années 1970, était la fierté de la ville. Il regroupait, en plus du célèbre cabinet Leroy et Rivière, les bureaux de plusieurs sociétés ainsi qu’un grand centre commercial.
Perpendiculaire à la rue et légèrement en retrait par rapport aux immeubles voisins, il ne se découvrait que lorsque l'on se trouvait face à son imposante structure rectangulaire. L'entrée principale, située au cœur même du bâtiment, débouchait sur le hall qui, tout comme le reste de l’édifice, était spacieux et moderne. Les murs étaient blancs, la lumière grisée, et le sol paraissait bleu marine lorsque soumis à un éclairage direct. Face au comptoir de la réception, des canapés accueillaient les hôtes, tandis que les deux batteries d'ascenseurs se faisant face fonctionnaient sans cesse.
Généralement bondé de monde, il était pourtant aujourd’hui désert.
— Il n’y a personne ? demanda Jordan, sa voix résonnant dans le hall, brisant le silence qui les avait suivies depuis leur départ du commissariat.
— Le bâtiment est fermé pour le weekend, excepté pour le cabinet, répondit Emmanuelle tandis qu’elle appelait l’ascenseur. Mais vu l’heure qu’il est, la plupart des employés doivent être rentré chez eux.
Jordan jeta en coup d’œil à l’horloge murale qui surplombait l’accueil. Elle affichait 18h02.
— Pour quelles raisons l’ont-ils fermé ? Grève ?
Emmanuelle ne put retenir un sourire tandis qu’elles pénétraient dans l’ascenseur.
— Ce serait typiquement français, hein ?
Elle reprit cependant rapidement son sérieux et poursuivit d'un ton neutre, tout en appuyant sur le numéro 9 :
— Non, il y a eu une fusillade il y a trois jours.
Jordan tourna aussitôt la tête dans sa direction.
— Oh.
Un léger silence s'installa avant qu’elle ne demande, bien qu'elle n'ait aucune envie de le savoir :
— Il y a eu des victimes ?
— Cinq morts. Une dizaine de blessés. L’homme a ouvert le feu avant de se donner la mort.
Un frisson remonta le long de l’échine de la jeune photographe et elle regarda autour d’elle, peu rassurée.
— Et tu m’emmènes ici ?! accusa-t-elle.
Emmanuelle haussa un sourcil avant de croiser ses bras sous sa poitrine.
— Tu as insisté pour m’accompagner, je te signale.
— Mais je ne savais pas ce qu’il s’était passé ! répondit Jordan en levant les bras au ciel.
Emmanuelle poussa un soupir.
— Jordan, c’était il y a trois jours, le responsable est mort, l’endroit est désert. Tu n’as rien à craindre, promis, ajouta-t-elle plus doucement face à l’air sceptique qui habitait le visage de la jeune photographe.
Jordan la considéra un moment avant de reprendre contenance.
— D’accord, pardon, excuse-moi. Ils comptent rouvrir bientôt ?
Emmanuelle haussa les épaules.
— Une réunion rassemblant les commerçants du centre est prévue demain en début d’après-midi. Alors lundi, je pense.
Jordan hocha la tête puis ferma momentanément les yeux, des images qu’elle connaissait par cœur l’assaillant aussitôt. Emmanuelle allongée sur un lit d’hôpital, le visage pâle, son corps relié par de nombreux câbles à toutes sortes de machines. Seuls le bref bip et le faible mouvement de sa poitrine indiquant qu’elle était encore en vie.
— Dieu merci, cette fois-ci ils ne t’ont pas eue, murmura-t-elle.
— Hmm ? demanda Emmanuelle en détournant les yeux de l’écran digital indiquant la position actuelle de l'ascenseur pour regarder Jordan. Tu as dit quelque chose ?
— Non, rien, répondit cette dernière en secouant la tête.
Elle allait demander si elles étaient bientôt arrivées quand une violente secousse arrêta brièvement l'ascenseur, et elle émit un petit cri de surprise.
— Qu’est-ce que c‘était ça ? demanda-t-elle d’une voix peu assurée, se rapprochant inconsciemment d’Emmanuelle.
— Je ne sais pas, un bruit de freinage. L’ascenseur a du mal à monter, on dirait.
Emmanuelle eut à peine terminé sa phrase que l’ascenseur s’arrêta à nouveau, les lumières clignotant quelques instants avant de s’éteindre pendant plusieurs secondes puis se rallumer, et elle sentit Jordan s’accrocher littéralement à son bras.
— On est arrivé ? chuchota la jeune photographe, tremblante.
Emmanuelle se figea. La douceur de ses mains sur sa peau, l’odeur de son parfum, son souffle chaud contre sa joue... Elle sentit une douce chaleur se propager à travers son corps et elle serra les poings, en colère contre elle-même. Ce n’était peut-être pas voulu, mais elle se sentait trahie par son propre corps. Car la dernière chose qu’elle voulait, c’était ressentir ça. Il lui avait fallu des mois avant d’enfin réussir à enfouir ses sentiments au plus profond d’elle-même, assez profondément pour pouvoir continuer sa route sans être désagréable envers tout le monde, sans vouloir s’effondrer à la première occasion… Toutes ces pensées négatives, ce sentiment d'être dévastée, cette douleur qu'elle ressentait, étaient revenus à la minute même où elle avait posé son regard sur Jordan au commissariat. Et comme si cela ne suffisait pas, il fallait que son corps la trahisse, réagissant à son contact, aussi futile soit-il.
Prenant une profonde inspiration, elle rassembla tant bien que mal ses esprits afin de formuler une réponse cohérente.
— Non, je ne crois pas, articula-t-elle enfin. Le dernier étage affiché était le numéro 7.
Elle appuya sur le bouton numéro 9 une nouvelle fois, puis une autre lorsqu’elle vit que l’ascenseur ne bougeait pas.
— On dirait bien qu’on est bloquées, ajouta-t-elle en essayant d’ouvrir la porte.
— Manue, ne crois pas que je sous-estime ta force, mais je pense qu’on ferait mieux d’appeler le numéro d’urgence. Il n’y a que dans les films qu’ils arrivent à ouvrir les portes à mains nues.
L’utilisation de son surnom ne passa pas inaperçu à Emmanuelle et elle essaya d’ignorer l’accélération des battements de son cœur, se rappelant que la jeune femme qui se trouvait derrière elle l’avait laissé tomber deux ans plus tôt. Et puis, pour qui se prenait-elle pour lui faire une réflexion de la sorte ? Elle se retourna, prête à lui lancer une réplique cinglante quand elle aperçut le léger sourire qui flottait sur les lèvres de la jeune photographe.
Elle soupira.
— Oui, tu as raison. Tu as ton portable ? Car visiblement, les boutons ne répondent plus, ajouta-t-elle en appuyant aléatoirement sur chacun.
Jordan porta une main à sa taille avant de se souvenir que sa robe n’avait pas de poches. Elle laissa retomber sa tête contre la paroi.
— Merde.
— Quoi ? demanda Emmanuelle en relevant les yeux vers elle.
— Mon portable. Il est dans mon sac. Qui est dans ma voiture.
La jeune policière porta aussitôt ses mains à son visage, un grognement s’échappant de ses lèvres. Finalement, elle laissa retomber ses bras à ses côtés.
— Bon, on n’a pas beaucoup de choix. Reste plus qu’à attendre.
— Attendre ? Mais…
— On est vendredi soir, le bâtiment est fermé, et on n’a pas de téléphone. Alors oui, reste plus qu’à attendre jusqu’à demain.
Jordan se contenta de la fixer, la bouche ouverte, mais Emmanuelle l’ignora, le dos en appui contre les portes de l’ascenseur.
J’aurais vraiment mieux fait de rester au lit ce matin, pensa-t-elle en fermant les yeux avant de soupirer.
Quelle journée de merde.
💕
Assises en silence l’une en face de l’autre, chacune laissait son regard s’évader autour d’elle. La cabine, qui devait mesurer tout au plus 2m², diffusait une lumière spectrale se réverbérant dans les miroirs. Le sol en granit composite de couleur assez sombre semblait quant à lui loin d’être confortable, si on en croyait la jeune policière qui remuait pour la énième fois.
Levant les yeux, elle croisa le reflet de Jordan et elle ne put s’empêcher de l’observer discrètement. Les jambes repliées sous elle, son corps semblait tendu et elle se tordait nerveusement les doigts tout en jetant des regards nerveux autour d’elle. Mais paradoxalement, ce ne fut pas ce qui attira le plus l’attention d’Emmanuelle. Elle avait du mal à l’admettre, mais elle la trouvait toujours aussi craquante. Ses cheveux blond cendré, ses yeux d’un noir profond, ses légères taches de rousseur… Elle l’avait toujours trouvé belle, et ce depuis le jour où elle avait posé le regard sur elle pour la première fois dans cette grande chaîne de magasin.
Jordan était une femme simple, autant dans sa façon de s’habiller que dans sa façon d’être, et cela l’avait toujours attirée. Et puis, il y a deux ans, elle était partie, comme ça, du jour au lendemain, sans la moindre explication.
Elle avait voulu la détester, mais elle n’y était pas parvenue. Elle n’avait pas compris et n’avait eu d’autres choix que d’essayer de continuer à vivre, dans l’ignorance, la douleur, le manque.
Aujourd’hui, elle avait enfin la possibilité de savoir, et bien sûr, sa curiosité était piquée, mais elle était aussi appréhensive. Elle avait peur de ce qu’elle pourrait découvrir. Car une fois la vérité révélée, il était impossible de faire machine arrière. Et alors… la douleur n’en serait encore plus insupportable qu’elle ne l’avait été il y a deux ans.
— Ça va ? demanda-t-elle finalement.
Jordan croisa son regard dans le miroir.
— Oui, c’est juste… c'est un peu étroit, non ? répondit-elle en retirant ses tongs.
La jeune policière haussa les sourcils.
— Tu es claustrophobe ?
Jordan secoua la tête.
— Non, disons juste que je ne me réjouis pas vraiment à l’idée de passer toute une nuit enfermée dans une cabine de 2m² littéralement suspendue au-dessus du sol, répondit-elle sarcastiquement, avant d’ajouter plus doucement : mais je suis contente de ne pas m’y trouver seule.
Leurs regards s’accrochèrent un instant avant qu’Emmanuelle ne rompe le contact, feignant un intérêt évident pour ses mains croisées devant elle. Son attention se porta sur le bracelet à breloque accroché à son poignet et un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
— Bon. Puisque nous sommes coincées ici..., commença-t-elle en défaisant l’attache, autant utiliser le temps qui nous est offert à bon escient.
Elle déposa le bracelet au creux de sa paume et tendit sa main vers Jordan.
— Il t’appartient.
Jordan l’observa, interdite.
— Je te l’ai offert, répondit-elle d’une voix difficilement maitrisée.
— Et je n’en veux plus, répondit Emmanuelle en haussant les épaules. Il ne représente plus rien pour moi, maintenant.
Plus rien ? Jordan sentit une boule se former dans sa gorge.
— Manue...
— Emmanuelle, la coupa aussitôt la jeune policière d’un ton sec. Seuls mes amis m’appellent « Manue ». Bien sûr, tu as toujours été plus que ça, poursuivit-elle ironiquement, mais la règle s’applique pour toi aussi désormais.
Le début de larmes lui piqua les yeux et Jordan ferma un instant les paupières avant de reporter son attention sur celle qui avait autrefois eu une emprise sans précédent sur son cœur.
— Alors ça va se passer comme ça, hein ? demanda-t-elle douloureusement. Tu ne vas même pas me laisser m’expliquer.
Emmanuelle haussa les sourcils de surprise.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Mais ta décision est déjà prise.
Un léger rire s’échappa des lèvres de la jeune policière qui secoua la tête d’incrédulité.
— Tu es en train de me dire... que tu espérais me faire changer d’avis ? Après m’avoir laissée tomber comme un vulgaire mouchoir usagé ? C’est pas un peu présomptueux, ça ?
— Quoi ? demanda Jordan, perplexe. Je... non, enfin... c’est pas ça.
— Ah bon ? Tu n’espères pas qu’on ressorte d’ici bras dessus, bras dessous, alors ? la poussa Emmanuelle.
Jordan détourna brièvement les yeux.
— Tu ne peux pas me reprocher de vouloir essayer.
Emmanuelle l’observa un instant avant de soupirer.
— Visiblement, non.
Elle s’empara de la main de Jordan et y déposa la chaîne avant de regagner sa place.
— Garde là bien au chaud. On ne sait jamais, peut-être arriveras-tu à me « convaincre », ajouta-t-elle dans un sourire moqueur tout en imitant des guillemets de ses doigts.
Sa phrase à peine terminée, Jordan lui envoya aussitôt la chaine en question en plein visage avant de changer de position afin de ne plus l’avoir dans son champ de vision.
— Tu sais quoi ? Laisse tomber, tu n’as plus rien de la femme que j’ai connue il y a deux ans. T’es vraiment devenue une belle garce. J’ai aucune envie de perdre mon temps avec ça.
Sa voix se brisa sur le dernier mot et elle a appuya sa tête contre la paroi de l’ascenseur, s’essuyant les joues d’une main irritée.
— Et merde, marmonna-t-elle pour elle-même.
Le silence retomba et Emmanuelle observa d’un air absent la chaîne qu’elle tournait entre ses mains avant de reporter son attention sur Jordan. Elle ne pensait pas ce qu’elle avait dit. Ou plutôt si. Elle ne savait pas. La douleur était simplement tellement forte qu’elle ne pouvait s’empêcher d’être désagréable. Peut-être voulait-elle qu’elle souffre elle aussi, qu’elle endure ne serait-ce qu’une dixième de ce que son départ lui a causé ?
Son regard fut attiré par la larme qui coulait silencieusement le long de la joue de Jordan et elle sentit son ventre se serrer, lui faisant réaliser qu’elle aurait tout simplement préféré que la jeune femme ne revienne jamais dans sa vie. C’est trop difficile, tout ceci est trop difficile...
Elle s’éclaircit la gorge.
— Excuse-moi, dit-elle d’une voix douce. Tu as raison, c’était vraiment garce de ma part.
Jordan lui jeta à peine un regard.
— Ravie de voir que tu le reconnais, au moins, lâcha-t-elle sarcastiquement.
Emmanuelle soupira.
— Bon sang Jordan, mets-toi à ma place. Cette situation est loin d’être facile pour moi.
— Parce que tu crois qu’elle l’est pour moi ?! s’exclama la jeune photographe.
— Honnêtement ? J’en sais rien, c’est pas moi qui suis partie ! contra aussitôt Emmanuelle, la colère montant de nouveau en elle.
Jordan ferma les yeux et secoua la tête avant de murmurer :
— Je sais, mais sur le moment..., je n’ai pas pu faire autrement.
La mâchoire d’Emmanuelle se contracta et elle resserra ses doigts autour des breloques, avant de finalement soupirer.
— Bon, et si tu me disais concrètement ce que tu fais là ? T’as quitté le pays pour refaire ta vie je ne sais où, Jordan. Pourquoi ce revirement soudain ? T’as pas trouvé chaussure à ton pieds, alors tu t’es dit « tiens, et si je retournais voir cette bonne vieille Manue, elle a été très loin de me dire non la première fois » ?
Jordan l’observa comme si elle la voyait pour la première fois, les paroles de la jeune policière la blessant plus qu'elle ne l'aurait cru possible.
— Je crois que là, tu ne me pouvais pas me faire plus mal, lâcha-t-elle d’une voix tremblante. Comment peux-tu... sous-entendre une chose pareille ? Après ce qu’on vivait toutes les deux ?
— Tu es partie, tu ne devais pas tenir autant à moi que tu le prétendais.
Jordan secoua la tête d’incrédulité avant de serrer ses bras autour d’elle comme pour se protéger de la douleur qu’elle ressentait.
— Tu as tort. Bon sang, si tu savais à quel point tu comptais pour moi... à quel point tu comptes pour moi.
Emmanuelle releva aussitôt la tête et la cloua du regard.
— Ne dis pas... ce genre de choses, prononça-t-elle d’une voix grondante.
— Pourquoi ?
— Tu n’en as pas le droit, reprit Emmanuelle, les dents serrées. Tu n’as pas le droit de revenir comme ça, deux ans plus tard, et me sortir que je compte pour toi alors que tu m’as laissé tomber !
Jordan leva les yeux vers le plafond.
— C’est pourtant là, répondit-elle d’une faible voix. Tu ne peux pas m’empêcher de le ressentir.
Emmanuelle serra des poings avant d’appuyer elle aussi sa tête contre l’un des mirroirs, le regard dirigé vers les petites lampes incrustées dans le plafond, et Jordan remarqua pour la première fois combien son teint était pâle et les cernes qui s’étendaient sous ses yeux. Elle pensa un instant que la lumière de l’ascenseur devait y être pour quelque chose, mais elle se ravisa bien vite. Elle a même perdu du poids, pensa-t-elle en notant ses joues qui étaient plus creusées que dans son souvenir.
— Tu as l’air exténuée, remarqua-t-elle doucement.
Emmanuelle tiqua avant de tourner la tête.
— J’ai eu une longue nuit, répondit-elle.
Jordan haussa les sourcils avant de hocher la tête, un sourire ironique se dessinant sur ses lèvres.
— Hmm, les vieilles habitudes reviennent vite, apparemment, murmura-t-elle plus pour elle-même.
Deux ans plus tôt.
Jordan se laissa lourdement tomber sur le canapé, un profond soupir s’échappant de ses lèvres. À l’aide de ses pieds, elle enleva ses chaussures puis étendit ses jambes devant elle avant de reposer sa tête contre le dossier. Les derniers jours qu’elle venait de passer avaient été particulièrement rudes et elle pouvait sentir une grande fatigue appuyer sur ses épaules.
À l'occasion de la semaine de la presse, elle avait travaillé avec une classe de Terminale et leur professeur de SES sur plusieurs séances, afin d’aborder le traitement d'un évènement à partir de photos de presse. Dans un premier temps, elle s’était concentrée sur l’étude de l'image en elle-même en faisant découvrir aux élèves la complexité de sa lecture. Elle leur avait expliqué qu’une photo était déterminée par sa construction plastique, sa polysémie et les contextes historiques et socioculturels qui l’entouraient. Puis, dans un deuxième temps, elle leur avait exposé les visées argumentatives de l'image lorsqu’elle tente de sensibiliser, de persuader, de critiquer, d'inciter à la réflexion, voir à l'action. Elle avait d’ailleurs surnommé le cours « la grammaire de l’image » et les élèves avaient par la suite eux-mêmes photographié un évènement.
Lorsque l’établissement l’avait contacté, elle avait tout de suite été emballée par le projet mais avait tout de même ressenti une certaine appréhension ; c’était une première, jamais elle n’avait fait ce genre de chose auparavant. Mais elle avait finalement accepté et s’était vite rendu compte qu’elle avait pris la bonne décision. Les élèves avaient joué le jeu à fond et s’étaient vraiment investi. De son côté, elle avait pris beaucoup de plaisir à parler de sa profession qu’elle considérait avant tout comme une passion et leur avait donné quelques astuces sur le cadrage et l'angle de prise de vue. Les photos prises par les élèves avaient été regroupées dans un portfolio nommé « Les p’tits artistes » et elle devait reconnaître qu’il était plutôt bien réussi.
La raison pour laquelle elle était exténuée était qu’en parallèle à cette intervention dans ce lycée, elle avait eu à couvrir le festival de bandes dessinées d'Aix-en-Provence avec un rédacteur et avait également assisté à l’exposition consacrée à Edouard Boubat à Paris, l’une des grandes figures de la photographie humaniste française (il avait été hors de question qu’elle passe à côté). Elle avait donc passé la semaine à enchaîner les allés retours en train.
En général, elle ne couvrait qu’un événement à la fois quand il s’agissait de quelque chose qui prenait du temps et dans lequel il fallait vraiment s’investir, acceptant d’en couvrir plusieurs uniquement si cela se passait dans la même région. Seulement cette fois-ci, son associée étant souffrante, elle n’avait eu d’autres choix que de gérer deux événements étant à plus de 600 km l’un de l’autre.
C’est la dernière fois que je fais ça, se promit-elle intérieurement.
Du bruit provenant du couloir la poussa à se redresser et elle fronça les sourcils de perplexité. Mathéo étant parti en vacances avec sa chérie du moment, il ne devait pas rentrer avant encore deux jours. Qu’avait-elle put bien entendre alors ? Un cadre qui s’était décroché dans l’une des chambres ?
Peu rassurée, elle décida tout de même de se prémunir d’un couteau aiguisé récupéré dans la cuisine avant de s’aventurer dans le couloir. Arrivée à quelques pas de sa chambre, elle hésita cependant. Les bruits avaient cessés, et l'espace d'un instant, elle eut envie de tout laisser tomber et repartir avant de se sentir stupide. Satanés romans policiers et films d'horreur. Mais un nouveau bruit à l'intérieur la fit changer d'avis et, le couteau fermement tenu dans sa main, elle tourna la poignée avant d’ouvrir rapidement la porte.
Elle se figea.
Son oreiller gisait sur le sol, ses draps étaient sans dessus-dessous, et un homme était assis au beau milieu de son lit. Les cheveux d’un noir corbeau, le dos musclé, la peau légèrement hâlée, il embrassait avec ferveur la jeune femme qui se trouvait à califourchon sur ses cuisses, ses lèvres glissant le long de sa gorge, puis descendant inexorablement vers sa poitrine offerte. Jordan vit les yeux d’un vert profond de la jeune femme se fermer tandis qu’elle penchait sa tête en arrière, et elle serra des dents.
C’en était trop.
— Bon sang c’est pas vrai ! Tu te fous de moi Manue, c’est pas possible !
Pris en flagrant délit, le couple se figea aussitôt et Jordan secoua la tête d’incrédulité avant de tourner les talons et quitter la pièce d’un pas décidé.
— Merde ! lâcha finalement la jeune policière, sautant du lit et se rhabillant aussi vite que possible.
L'homme l'observa un instant, surpris, avant de réaliser qu'il n'y aurait pas de fin à ce qu'ils avaient commencés.
— C’était qui cette folle avec son couteau ? demanda-t-il finalement. Et puis, Manue ?
— Emmanuelle, Manue, et elle, c’était la maîtresse des lieux qui va probablement me trucider ! lui répondit-elle.
— Ah. Enchanté, moi c’est —
— Écoute, on verra ça plus tard, d’accord ? Rhabille-toi ! s'exclama la jeune policière en lui lançant ses vêtements en plein visage avant de sortir à son tour dans le couloir.
Elle retrouva Jordan dans la cuisine et l’attrapa par le bras afin de la forcer à se retourner pour lui faire face, grimaçant légèrement face à son regard noir.
— Jordan attends, ce n’est pas ce que tu —
— Quoi ? Pas ce que je crois ? C’est la troisième fois en deux semaines Manue, la troisième fois ! s’exclama la jeune photographe en faisant de grands gestes. Et dans la chambre cette fois-ci !
Emmanuelle, voyant la pointe du couteau passer plusieurs fois sous son nez, se recula.
— Jordan calme-toi et pose moi ce couteau avant d’éborgner quelqu’un, c’est-à-dire moi !
Jordan lâcha un grognement avant de jeter le couteau sur la table de la cuisine et de s’adosser contre l’évier.
— Bon sang, tu m’as foutu les jetons en plus ! J’ai cru que c’était, que c’était… arg ! T’as un chez toi punaise ! s’énerva-t-elle.
— Tu sais bien que les travaux ne sont pas encore terminés… Écoute, je suis vraiment désolée, ça ne se reproduira plus. C’est promis ! ajouta Emmanuelle devant l’air sceptique de son amie. Et puis, estime-toi heureuse de ne pas être arrivée plus tôt…, dit-elle, un sourire malicieux sur les lèvres.
— Très drôle, lâcha Jordan, croisant les bras sous sa poitrine, refusant d’imaginer ce qu’ils avaient bien pu faire avant qu’elle ne les surprenne.
Elle n’eut cependant pas le temps de poursuivre que l’inconnu entra dans la cuisine nu comme un ver et elle haussa les sourcils, interrogeant Emmanuelle du regard. Elle roula des yeux quand cette dernière se contenta de hausser les épaules.
— Laisse-moi deviner, il ne sait pas qu’ici, c’est pas chez toi, c’est ça ? chuchota-t-elle.
— Non…, répondit la jeune policière d’un air faussement coupable.
Le jeune homme passa un bras autour de la taille d’Emmanuelle et se colla contre son dos avant d’approcher ses lèvres de son oreille :
— Dis-moi ma belle, j’aurais besoin d’un verre…, murmura-t-il d’une voix sensuelle, désignant la bouteille de jus d’orange qu’il tenait dans sa main.
— Et d’un caleçon par la même occasion, marmonna Jordan entre ses dents.
L’homme leva aussitôt les yeux vers elle.
— Pardon ?
— Dans le placard du haut juste à côté du frigo, répondit-elle d’un ton mielleux.
— Ah. Merci, sourit-il.
Il se servit un verre sous le regard incrédule de Jordan et celui gourmand d’Emmanuelle avant de quitter la cuisine d’un pas nonchalant, et Jordan grimaça quand il murmura en direction de la jeune policière qu’il « l’attendait avec impatience ».
— Je ne sais pas ce qui m’empêche de t’étriper ! lâcha-t-elle dès qu’il fut hors de portée.
— Le fait que je sois ta meilleure amie et que tu m’aimes ? répondit aussitôt Emmanuelle, tout sourire.
— Mouais. Bon et lui, il n’a pas de logement ?
— Il vit en collocation avec trois autres types… Quoique, ça aurait pu être intéressant —
Elle fut interrompue par une main sur ses lèvres.
— Manue ! la coupa Jordan, grimaçante. Je te jure que si tu finies cette phrase...
— Oh ça va, je plaisantais ! répondit la jeune policière une fois libérée. J’ai jamais tenté plus de deux, de toute façon.
— Arg mais arrête ! s’exclama Jordan en portant ses mains à ses oreilles.
La jeune policière lâcha un rire, il était si facile de faire râler son amie qu’elle adorait ça. Elle prit ses mains dans les siennes et poursuivit, lui faisant comprendre du regard qu’elle arrêtait ses taquineries.
— Les travaux devraient être terminés dimanche soir au plus tard. Mathéo passe demain matin pour m’aider. Donc promis, ça ne se reproduira plus.
— Humpf, j’espère bien. Bon, je dois aller faire des courses, toi pendant ce temps là tu me mets ce… truc —
— Hé ne l’insulte pas tu veux ! la coupa Emmanuelle en la pinçant légèrement au niveau du ventre.
— Ne ramène pas tes conquêtes sous mon toit et je ne dirais rien ! rétorqua Jordan, se retenant tant bien que mal de rire. Donc je disais, tu me le mets dehors. Oh et change mes draps par la même occasion, ajouta-t-elle en secouant la tête pour chasser les images qui lui venaient en tête.
— J’en conclus que je suis pardonnée alors ?
Jordan l’embrassa sur la joue et commença à partir.
— Pas le moins du monde.
— Et si je descends les poubelles ? demanda Emmanuelle, les yeux implorants.
— Mets le dehors… et reste manger ce soir, je verrai, lui répondit Jordan en lui faisant un clin d’œil.
Elle referma la porte de l’appartement derrière elle et prit aussitôt appui contre le battant, priant au nœud lui nouait l’estomac et au pincement qui comprimait son cœur de bien vouloir disparaître.
— Bon sang Jordan, ressaisis-toi, se morigéna-t-elle, s’essuyant les yeux d’une main irritée quand sa vue se brouilla. Tu viens juste de surprendre ta meilleure amie au lit avec un type, y a pas de quoi en faire tout un plat.
Sa gorge se serra et elle secoua la tête dans l’espoir de s’éclaircir les idées, avant de s’éloigner le long du couloir.
Bon sang mais qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Si elle avait écouté son cœur, elle l’aurait su.
Aujourd’hui.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Jordan haussa un sourcil.
— Manu — Emmanuelle... ta bouche peut peut-être me mentir, mais tes yeux n’ont jamais pu, répondit-elle, un triste sourire sur les lèvres. Et le fait qu’ils m’évitent actuellement m’incite encore plus à penser que c’est exactement ce que je crois.
Emmanuelle soupira tout en croisant ses bras sous sa poitrine.
— Alors quoi ? Tu es devenue une sainte pendant ces deux dernières années, toi, peut-être ?
Prise de court par la remarque inattendue, Jordan serra la mâchoire avant de laisser son regard retomber sur le sol, la réflexion d’Emmanuelle la touchant plus qu’elle ne l’aurait cru.
— Non, répondit-elle d’une faible voix. J’étais en deuil, alors je pense que tu peux comprendre que j’avais d’autres choses en tête que de m’envoyer en l’air.
La jeune policière sentit aussitôt son visage se décomposer face à ses paroles et elle se racla maladroitement la gorge.
— Je suis désolée, je —
— Non, l’interrompit Jordan en levant une main. C’est exactement ce que tu voulais dire.
— Jordan...
La jeune photographe releva vers elle un regard humide.
— Non, vraiment. Tu veux me blesser ? Soit, mais ça... pas sur ça. Toi mieux que personne sais ce que j’ai dû endurer.
Des flashs lui revinrent soudainement en mémoire et Emmanuelle remua, mal à l’aise.
— Je n’ai pas envie de te blesser, répondit-elle doucement.
Jordan lâcha un rire sans humour.
— Ah ? Ce n’est pourtant pas l’impression que tu donnes.
Emmanuelle soupira.
— Bon, tu es venue pour t’expliquer, non ? On est coincées ici pour la nuit, alors autant en profiter au lieu de passer notre temps à nous quereller. Plus vite on aura commencé, plus vite on en aura terminé. Je t’écoute.
Prise de court, Jordan commença soudainement à paniquer. Elle savait qu’elle allait devoir affronter la vérité, ou plutôt, qu’elle allait devoir la révéler et elle savait également qu’elle était venue pour cela, mais maintenant qu’elle y était, elle était terrorisée. Deux ans auparavant, elle avait laissé son cœur prendre une décision irrationnelle et il lui était désormais terriblement difficile d’admettre qu’elle avait laissé ses émotions prendre le dessus. Comment ai-je pu être aussi stupide... ?
— Jordan ? appela Emmanuelle qui l’avait silencieusement observée pendant la totalité de son monologue interne.
— Excuse-moi, répondit la jeune photographe, secouant la tête afin de reprendre pied avec la réalité. Je crois qu’il est temps, hein ? Oui, il est temps.