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⚢ Fictions lesbiennes ⚥

Mises à jour !

Nouveauté :
  FTF, STF ou TTF ? MPLC ! (One-shot bonus Le Bunker) de Claire_em

Projets en cours :
  ❂ Errance en co-écriture avec Claire_em (20% - 90 pages).
  ❂
εξέγερση - L’Insurrection des Arcans (Troisième et dernière partie).

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⚢ Fictions lesbiennes ⚥

Claire-em

1 juillet 2011

Chapitre 2

L’immeuble, datant des années 1970, était la fierté de la ville. Il regroupait, en plus du célèbre cabinet Leroy et Rivière, les bureaux de plusieurs sociétés ainsi qu’un grand centre commercial.

Perpendiculaire à la rue et légèrement en retrait par rapport aux immeubles voisins, il ne se découvrait que lorsque l'on se trouvait face à son imposante structure rectangulaire. L'entrée principale, située au cœur même du bâtiment, débouchait sur le hall qui, tout comme le reste de l’édifice, était spacieux et moderne. Les murs étaient blancs, la lumière grisée, et le sol paraissait bleu marine lorsque soumis à un éclairage direct. Face au comptoir de la réception, des canapés accueillaient les hôtes, tandis que les deux batteries d'ascenseurs se faisant face fonctionnaient sans cesse. 

Généralement bondé de monde, il était pourtant aujourd’hui désert.

— Il n’y a personne ? demanda Jordan, sa voix résonnant dans le hall, brisant le silence qui les avait suivies depuis leur départ du commissariat.

— Le bâtiment est fermé pour le weekend, excepté pour le cabinet, répondit Emmanuelle tandis qu’elle appelait l’ascenseur. Mais vu l’heure qu’il est, la plupart des employés doivent être rentré chez eux.

Jordan jeta en coup d’œil à l’horloge murale qui surplombait l’accueil. Elle affichait 18h02.

— Pour quelles raisons l’ont-ils fermé ? Grève ?

Emmanuelle ne put retenir un sourire tandis qu’elles pénétraient dans l’ascenseur.

— Ce serait typiquement français, hein ?

Elle reprit cependant rapidement son sérieux et poursuivit d'un ton neutre, tout en appuyant sur le numéro 9 :

— Non, il y a eu une fusillade il y a trois jours.

Jordan tourna aussitôt la tête dans sa direction.

— Oh.

Un léger silence s'installa avant qu’elle ne demande, bien qu'elle n'ait aucune envie de le savoir :

— Il y a eu des victimes ?

— Cinq morts. Une dizaine de blessés. L’homme a ouvert le feu avant de se donner la mort.

Un frisson remonta le long de l’échine de la jeune photographe et elle regarda autour d’elle, peu rassurée.

— Et tu m’emmènes ici ?! accusa-t-elle.

Emmanuelle haussa un sourcil avant de croiser ses bras sous sa poitrine.

— Tu as insisté pour m’accompagner, je te signale.

— Mais je ne savais pas ce qu’il s’était passé ! répondit Jordan en levant les bras au ciel.

Emmanuelle poussa un soupir.

— Jordan, c’était il y a trois jours, le responsable est mort, l’endroit est désert. Tu n’as rien à craindre, promis, ajouta-t-elle plus doucement face à l’air sceptique qui habitait le visage de la jeune photographe.

Jordan la considéra un moment avant de reprendre contenance.

— D’accord, pardon, excuse-moi. Ils comptent rouvrir bientôt ?

Emmanuelle haussa les épaules.

— Une réunion rassemblant les commerçants du centre est prévue demain en début d’après-midi. Alors lundi, je pense.

Jordan hocha la tête puis ferma momentanément les yeux, des images qu’elle connaissait par cœur l’assaillant aussitôt. Emmanuelle allongée sur un lit d’hôpital, le visage pâle, son corps relié par de nombreux câbles à toutes sortes de machines. Seuls le bref bip et le faible mouvement de sa poitrine indiquant qu’elle était encore en vie.

— Dieu merci, cette fois-ci ils ne t’ont pas eue, murmura-t-elle.

— Hmm ? demanda Emmanuelle en détournant les yeux de l’écran digital indiquant la position actuelle de l'ascenseur pour regarder Jordan. Tu as dit quelque chose ?

— Non, rien, répondit cette dernière en secouant la tête.

Elle allait demander si elles étaient bientôt arrivées quand une violente secousse arrêta brièvement l'ascenseur, et elle émit un petit cri de surprise.

— Qu’est-ce que c‘était ça ? demanda-t-elle d’une voix peu assurée, se rapprochant inconsciemment d’Emmanuelle.

— Je ne sais pas, un bruit de freinage. L’ascenseur a du mal à monter, on dirait.

Emmanuelle eut à peine terminé sa phrase que l’ascenseur s’arrêta à nouveau, les lumières clignotant quelques instants avant de s’éteindre pendant plusieurs secondes puis se rallumer, et elle sentit Jordan s’accrocher littéralement à son bras.

— On est arrivé ? chuchota la jeune photographe, tremblante.

Emmanuelle se figea. La douceur de ses mains sur sa peau, l’odeur de son parfum, son souffle chaud contre sa joue... Elle sentit une douce chaleur se propager à travers son corps et elle serra les poings, en colère contre elle-même. Ce n’était peut-être pas voulu, mais elle se sentait trahie par son propre corps. Car la dernière chose qu’elle voulait, c’était ressentir ça. Il lui avait fallu des mois avant d’enfin réussir à enfouir ses sentiments au plus profond d’elle-même, assez profondément pour pouvoir continuer sa route sans être désagréable envers tout le monde, sans vouloir s’effondrer à la première occasion… Toutes ces pensées négatives, ce sentiment d'être dévastée, cette douleur qu'elle ressentait, étaient revenus à la minute même où elle avait posé son regard sur Jordan au commissariat. Et comme si cela ne suffisait pas, il fallait que son corps la trahisse, réagissant à son contact, aussi futile soit-il.

Prenant une profonde inspiration, elle rassembla tant bien que mal ses esprits afin de formuler une réponse cohérente.

— Non, je ne crois pas, articula-t-elle enfin. Le dernier étage affiché était le numéro 7.

Elle appuya sur le bouton numéro 9 une nouvelle fois, puis une autre lorsqu’elle vit que l’ascenseur ne bougeait pas.

— On dirait bien qu’on est bloquées, ajouta-t-elle en essayant d’ouvrir la porte.

— Manue, ne crois pas que je sous-estime ta force, mais je pense qu’on ferait mieux d’appeler le numéro d’urgence. Il n’y a que dans les films qu’ils arrivent à ouvrir les portes à mains nues.

L’utilisation de son surnom ne passa pas inaperçu à Emmanuelle et elle essaya d’ignorer l’accélération des battements de son cœur, se rappelant que la jeune femme qui se trouvait derrière elle l’avait laissé tomber deux ans plus tôt. Et puis, pour qui se prenait-elle pour lui faire une réflexion de la sorte ? Elle se retourna, prête à lui lancer une réplique cinglante quand elle aperçut le léger sourire qui flottait sur les lèvres de la jeune photographe.

Elle soupira.

— Oui, tu as raison. Tu as ton portable ? Car visiblement, les boutons ne répondent plus, ajouta-t-elle en appuyant aléatoirement sur chacun. 

Jordan porta une main à sa taille avant de se souvenir que sa robe n’avait pas de poches. Elle laissa retomber sa tête contre la paroi.

— Merde.

— Quoi ? demanda Emmanuelle en relevant les yeux vers elle.

— Mon portable. Il est dans mon sac. Qui est dans ma voiture.

La jeune policière porta aussitôt ses mains à son visage, un grognement s’échappant de ses lèvres. Finalement, elle laissa retomber ses bras à ses côtés.

— Bon, on n’a pas beaucoup de choix. Reste plus qu’à attendre.

— Attendre ? Mais…

— On est vendredi soir, le bâtiment est fermé, et on n’a pas de téléphone. Alors oui, reste plus qu’à attendre jusqu’à demain.

Jordan se contenta de la fixer, la bouche ouverte, mais Emmanuelle l’ignora, le dos en appui contre les portes de l’ascenseur.

J’aurais vraiment mieux fait de rester au lit ce matin, pensa-t-elle en fermant les yeux avant de soupirer.

Quelle journée de merde.

💕

Assises en silence l’une en face de l’autre, chacune laissait son regard s’évader autour d’elle. La cabine, qui devait mesurer tout au plus 2m², diffusait une lumière spectrale se réverbérant dans les miroirs. Le sol en granit composite de couleur assez sombre semblait quant à lui loin d’être confortable, si on en croyait la jeune policière qui remuait pour la énième fois.

Levant les yeux, elle croisa le reflet de Jordan et elle ne put s’empêcher de l’observer discrètement. Les jambes repliées sous elle, son corps semblait tendu et elle se tordait nerveusement les doigts tout en jetant des regards nerveux autour d’elle. Mais paradoxalement, ce ne fut pas ce qui attira le plus l’attention d’Emmanuelle. Elle avait du mal à l’admettre, mais elle la trouvait toujours aussi craquante. Ses cheveux blond cendré, ses yeux d’un noir profond, ses légères taches de rousseur… Elle l’avait toujours trouvé belle, et ce depuis le jour où elle avait posé le regard sur elle pour la première fois dans cette grande chaîne de magasin.

Jordan était une femme simple, autant dans sa façon de s’habiller que dans sa façon d’être, et cela l’avait toujours attirée. Et puis, il y a deux ans, elle était partie, comme ça, du jour au lendemain, sans la moindre explication.

Elle avait voulu la détester, mais elle n’y était pas parvenue. Elle n’avait pas compris et n’avait eu d’autres choix que d’essayer de continuer à vivre, dans l’ignorance, la douleur, le manque.

Aujourd’hui, elle avait enfin la possibilité de savoir, et bien sûr, sa curiosité était piquée, mais elle était aussi appréhensive. Elle avait peur de ce qu’elle pourrait découvrir. Car une fois la vérité révélée, il était impossible de faire machine arrière. Et alors… la douleur n’en serait encore plus insupportable qu’elle ne l’avait été il y a deux ans. 

— Ça va ? demanda-t-elle finalement.

Jordan croisa son regard dans le miroir.

— Oui, c’est juste… c'est un peu étroit, non ? répondit-elle en retirant ses tongs.

La jeune policière haussa les sourcils.

— Tu es claustrophobe ?

Jordan secoua la tête.

— Non, disons juste que je ne me réjouis pas vraiment à l’idée de passer toute une nuit enfermée dans une cabine de 2m² littéralement suspendue au-dessus du sol, répondit-elle sarcastiquement, avant d’ajouter plus doucement : mais je suis contente de ne pas m’y trouver seule.

Leurs regards s’accrochèrent un instant avant qu’Emmanuelle ne rompe le contact, feignant un intérêt évident pour ses mains croisées devant elle. Son attention se porta sur le bracelet à breloque accroché à son poignet et un sourire amer se dessina sur ses lèvres.

— Bon. Puisque nous sommes coincées ici..., commença-t-elle en défaisant l’attache, autant utiliser le temps qui nous est offert à bon escient.

Elle déposa le bracelet au creux de sa paume et tendit sa main vers Jordan.

— Il t’appartient.

Jordan l’observa, interdite.

— Je te l’ai offert, répondit-elle d’une voix difficilement maitrisée.

— Et je n’en veux plus, répondit Emmanuelle en haussant les épaules. Il ne représente plus rien pour moi, maintenant.

Plus rien ? Jordan sentit une boule se former dans sa gorge.

— Manue...

— Emmanuelle, la coupa aussitôt la jeune policière d’un ton sec. Seuls mes amis m’appellent « Manue ». Bien sûr, tu as toujours été plus que ça, poursuivit-elle ironiquement, mais la règle s’applique pour toi aussi désormais.

Le début de larmes lui piqua les yeux et Jordan ferma un instant les paupières avant de reporter son attention sur celle qui avait autrefois eu une emprise sans précédent sur son cœur.

— Alors ça va se passer comme ça, hein ? demanda-t-elle douloureusement. Tu ne vas même pas me laisser m’expliquer.

Emmanuelle haussa les sourcils de surprise.

— Je n’ai jamais dit ça.

— Mais ta décision est déjà prise.

Un léger rire s’échappa des lèvres de la jeune policière qui secoua la tête d’incrédulité.

— Tu es en train de me dire... que tu espérais me faire changer d’avis ? Après m’avoir laissée tomber comme un vulgaire mouchoir usagé ? C’est pas un peu présomptueux, ça ?

— Quoi ? demanda Jordan, perplexe. Je... non, enfin... c’est pas ça.

— Ah bon ? Tu n’espères pas qu’on ressorte d’ici bras dessus, bras dessous, alors ? la poussa Emmanuelle.

Jordan détourna brièvement les yeux.

— Tu ne peux pas me reprocher de vouloir essayer.

Emmanuelle l’observa un instant avant de soupirer.

— Visiblement, non.

Elle s’empara de la main de Jordan et y déposa la chaîne avant de regagner sa place.

— Garde là bien au chaud. On ne sait jamais, peut-être arriveras-tu à me « convaincre », ajouta-t-elle dans un sourire moqueur tout en imitant des guillemets de ses doigts.

Sa phrase à peine terminée, Jordan lui envoya aussitôt la chaine en question en plein visage avant de changer de position afin de ne plus l’avoir dans son champ de vision.

— Tu sais quoi ? Laisse tomber, tu n’as plus rien de la femme que j’ai connue il y a deux ans. T’es vraiment devenue une belle garce. J’ai aucune envie de perdre mon temps avec ça.

Sa voix se brisa sur le dernier mot et elle a appuya sa tête contre la paroi de l’ascenseur, s’essuyant les joues d’une main irritée.

— Et merde, marmonna-t-elle pour elle-même.

Le silence retomba et Emmanuelle observa d’un air absent la chaîne qu’elle tournait entre ses mains avant de reporter son attention sur Jordan. Elle ne pensait pas ce qu’elle avait dit. Ou plutôt si. Elle ne savait pas. La douleur était simplement tellement forte qu’elle ne pouvait s’empêcher d’être désagréable. Peut-être voulait-elle qu’elle souffre elle aussi, qu’elle endure ne serait-ce qu’une dixième de ce que son départ lui a causé ?

Son regard fut attiré par la larme qui coulait silencieusement le long de la joue de Jordan et elle sentit son ventre se serrer, lui faisant réaliser qu’elle aurait tout simplement préféré que la jeune femme ne revienne jamais dans sa vie. C’est trop difficile, tout ceci est trop difficile...

Elle s’éclaircit la gorge.

— Excuse-moi, dit-elle d’une voix douce. Tu as raison, c’était vraiment garce de ma part.

Jordan lui jeta à peine un regard.

— Ravie de voir que tu le reconnais, au moins, lâcha-t-elle sarcastiquement.

Emmanuelle soupira.

— Bon sang Jordan, mets-toi à ma place. Cette situation est loin d’être facile pour moi.

— Parce que tu crois qu’elle l’est pour moi ?! s’exclama la jeune photographe.

— Honnêtement ? J’en sais rien, c’est pas moi qui suis partie ! contra aussitôt Emmanuelle, la colère montant de nouveau en elle.

Jordan ferma les yeux et secoua la tête avant de murmurer :

— Je sais, mais sur le moment..., je n’ai pas pu faire autrement.

La mâchoire d’Emmanuelle se contracta et elle resserra ses doigts autour des breloques, avant de finalement soupirer.

— Bon, et si tu me disais concrètement ce que tu fais là ? T’as quitté le pays pour refaire ta vie je ne sais où, Jordan. Pourquoi ce revirement soudain ? T’as pas trouvé chaussure à ton pieds, alors tu t’es dit « tiens, et si je retournais voir cette bonne vieille Manue, elle a été très loin de me dire non la première fois » ?

Jordan l’observa comme si elle la voyait pour la première fois, les paroles de la jeune policière la blessant plus qu'elle ne l'aurait cru possible.

— Je crois que là, tu ne me pouvais pas me faire plus mal, lâcha-t-elle d’une voix tremblante. Comment peux-tu... sous-entendre une chose pareille ? Après ce qu’on vivait toutes les deux ?

— Tu es partie, tu ne devais pas tenir autant à moi que tu le prétendais.     

Jordan secoua la tête d’incrédulité avant de serrer ses bras autour d’elle comme pour se protéger de la douleur qu’elle ressentait.

— Tu as tort. Bon sang, si tu savais à quel point tu comptais pour moi... à quel point tu comptes pour moi.

Emmanuelle releva aussitôt la tête et la cloua du regard.

— Ne dis pas... ce genre de choses, prononça-t-elle d’une voix grondante.

— Pourquoi ?

— Tu n’en as pas le droit, reprit Emmanuelle, les dents serrées. Tu n’as pas le droit de revenir comme ça, deux ans plus tard, et me sortir que je compte pour toi alors que tu m’as laissé tomber !       

Jordan leva les yeux vers le plafond.

— C’est pourtant là, répondit-elle d’une faible voix. Tu ne peux pas m’empêcher de le ressentir.

Emmanuelle serra des poings avant d’appuyer elle aussi sa tête contre l’un des mirroirs, le regard dirigé vers les petites lampes incrustées dans le plafond, et Jordan remarqua pour la première fois combien son teint était pâle et les cernes qui s’étendaient sous ses yeux. Elle pensa un instant que la lumière de l’ascenseur devait y être pour quelque chose, mais elle se ravisa bien vite. Elle a même perdu du poids, pensa-t-elle en notant ses joues qui étaient plus creusées que dans son souvenir.

— Tu as l’air exténuée, remarqua-t-elle doucement.

Emmanuelle tiqua avant de tourner la tête.

— J’ai eu une longue nuit, répondit-elle.

Jordan haussa les sourcils avant de hocher la tête, un sourire ironique se dessinant sur ses lèvres.

— Hmm, les vieilles habitudes reviennent vite, apparemment, murmura-t-elle plus pour elle-même.

 

Deux ans plus tôt.

Jordan se laissa lourdement tomber sur le canapé, un profond soupir s’échappant de ses lèvres. À l’aide de ses pieds, elle enleva ses chaussures puis étendit ses jambes devant elle avant de reposer sa tête contre le dossier. Les derniers jours qu’elle venait de passer avaient été particulièrement rudes et elle pouvait sentir une grande fatigue appuyer sur ses épaules.

À l'occasion de la semaine de la presse, elle avait travaillé avec une classe de Terminale et leur professeur de SES sur plusieurs séances, afin d’aborder le traitement d'un évènement à partir de photos de presse. Dans un premier temps, elle s’était concentrée sur l’étude de l'image en elle-même en faisant découvrir aux élèves la complexité de sa lecture. Elle leur avait expliqué qu’une photo était déterminée par sa construction plastique, sa polysémie et les contextes historiques et socioculturels qui l’entouraient. Puis, dans un deuxième temps, elle leur avait exposé les visées argumentatives de l'image lorsqu’elle tente de sensibiliser, de persuader, de critiquer, d'inciter à la réflexion, voir à l'action. Elle avait d’ailleurs surnommé le cours « la grammaire de l’image » et les élèves avaient par la suite eux-mêmes photographié un évènement.

Lorsque l’établissement l’avait contacté, elle avait tout de suite été emballée par le projet mais avait tout de même ressenti une certaine appréhension ; c’était une première, jamais elle n’avait fait ce genre de chose auparavant. Mais elle avait finalement accepté et s’était vite rendu compte qu’elle avait pris la bonne décision. Les élèves avaient joué le jeu à fond et s’étaient vraiment investi. De son côté, elle avait pris beaucoup de plaisir à parler de sa profession qu’elle considérait avant tout comme une passion et leur avait donné quelques astuces sur le cadrage et l'angle de prise de vue. Les photos prises par les élèves avaient été regroupées dans un portfolio nommé « Les p’tits artistes » et elle devait reconnaître qu’il était plutôt bien réussi.

La raison pour laquelle elle était exténuée était qu’en parallèle à cette intervention dans ce lycée, elle avait eu à couvrir le festival de bandes dessinées d'Aix-en-Provence avec un rédacteur et avait également assisté à l’exposition consacrée à Edouard Boubat à Paris, l’une des grandes figures de la photographie humaniste française (il avait été hors de question qu’elle passe à côté). Elle avait donc passé la semaine à enchaîner les allés retours en train.

En général, elle ne couvrait qu’un événement à la fois quand il s’agissait de quelque chose qui prenait du temps et dans lequel il fallait vraiment s’investir, acceptant d’en couvrir plusieurs uniquement si cela se passait dans la même région. Seulement cette fois-ci, son associée étant souffrante, elle n’avait eu d’autres choix que de gérer deux événements étant à plus de 600 km l’un de l’autre.

C’est la dernière fois que je fais ça, se promit-elle intérieurement.

Du bruit provenant du couloir la poussa à se redresser et elle fronça les sourcils de perplexité. Mathéo étant parti en vacances avec sa chérie du moment, il ne devait pas rentrer avant encore deux jours. Qu’avait-elle put bien entendre alors ? Un cadre qui s’était décroché dans l’une des chambres ?

Peu rassurée, elle décida tout de même de se prémunir d’un couteau aiguisé récupéré dans la cuisine avant de s’aventurer dans le couloir. Arrivée à quelques pas de sa chambre, elle hésita cependant. Les bruits avaient cessés, et l'espace d'un instant, elle eut envie de tout laisser tomber et repartir avant de se sentir stupide. Satanés romans policiers et films d'horreur. Mais un nouveau bruit à l'intérieur la fit changer d'avis et, le couteau fermement tenu dans sa main, elle tourna la poignée avant d’ouvrir rapidement la porte.

Elle se figea.

Son oreiller gisait sur le sol, ses draps étaient sans dessus-dessous, et un homme était assis au beau milieu de son lit. Les cheveux d’un noir corbeau, le dos musclé, la peau légèrement hâlée, il embrassait avec ferveur la jeune femme qui se trouvait à califourchon sur ses cuisses, ses lèvres glissant le long de sa gorge, puis descendant inexorablement vers sa poitrine offerte. Jordan vit les yeux d’un vert profond de la jeune femme se fermer tandis qu’elle penchait sa tête en arrière, et elle serra des dents.

C’en était trop.

— Bon sang c’est pas vrai ! Tu te fous de moi Manue, c’est pas possible !

Pris en flagrant délit, le couple se figea aussitôt et Jordan secoua la tête d’incrédulité avant de tourner les talons et quitter la pièce d’un pas décidé.

— Merde ! lâcha finalement la jeune policière, sautant du lit et se rhabillant aussi vite que possible.

L'homme l'observa un instant, surpris, avant de réaliser qu'il n'y aurait pas de fin à ce qu'ils avaient commencés.

— C’était qui cette folle avec son couteau ? demanda-t-il finalement. Et puis, Manue ?

— Emmanuelle, Manue, et elle, c’était la maîtresse des lieux qui va probablement me trucider ! lui répondit-elle.

— Ah. Enchanté, moi c’est —

— Écoute, on verra ça plus tard, d’accord ? Rhabille-toi ! s'exclama la jeune policière en lui lançant ses vêtements en plein visage avant de sortir à son tour dans le couloir. 

Elle retrouva Jordan dans la cuisine et l’attrapa par le bras afin de la forcer à se retourner pour lui faire face, grimaçant légèrement face à son regard noir.

— Jordan attends, ce n’est pas ce que tu —

— Quoi ? Pas ce que je crois ? C’est la troisième fois en deux semaines Manue, la troisième fois ! s’exclama la jeune photographe en faisant de grands gestes. Et dans la chambre cette fois-ci !

Emmanuelle, voyant la pointe du couteau passer plusieurs fois sous son nez, se recula.

— Jordan calme-toi et pose moi ce couteau avant d’éborgner quelqu’un, c’est-à-dire moi !

Jordan lâcha un grognement avant de jeter le couteau sur la table de la cuisine et de s’adosser contre l’évier.

— Bon sang, tu m’as foutu les jetons en plus ! J’ai cru que c’était, que c’était… arg ! T’as un chez toi punaise ! s’énerva-t-elle.

— Tu sais bien que les travaux ne sont pas encore terminés… Écoute, je suis vraiment désolée, ça ne se reproduira plus. C’est promis ! ajouta Emmanuelle devant l’air sceptique de son amie. Et puis, estime-toi heureuse de ne pas être arrivée plus tôt…, dit-elle, un sourire malicieux sur les lèvres.

— Très drôle, lâcha Jordan, croisant les bras sous sa poitrine, refusant d’imaginer ce qu’ils avaient bien pu faire avant qu’elle ne les surprenne.

Elle n’eut cependant pas le temps de poursuivre que l’inconnu entra dans la cuisine nu comme un ver et elle haussa les sourcils, interrogeant Emmanuelle du regard. Elle roula des yeux quand cette dernière se contenta de hausser les épaules.

— Laisse-moi deviner, il ne sait pas qu’ici, c’est pas chez toi, c’est ça ? chuchota-t-elle.

— Non…, répondit la jeune policière d’un air faussement coupable.

Le jeune homme passa un bras autour de la taille d’Emmanuelle et se colla contre son dos avant d’approcher ses lèvres de son oreille :

— Dis-moi ma belle, j’aurais besoin d’un verre…, murmura-t-il d’une voix sensuelle, désignant la bouteille de jus d’orange qu’il tenait dans sa main.

— Et d’un caleçon par la même occasion, marmonna Jordan entre ses dents.

L’homme leva aussitôt les yeux vers elle.

— Pardon ?

— Dans le placard du haut juste à côté du frigo, répondit-elle d’un ton mielleux.

— Ah. Merci, sourit-il.

 Il se servit un verre sous le regard incrédule de Jordan et celui gourmand d’Emmanuelle avant de quitter la cuisine d’un pas nonchalant, et Jordan grimaça quand il murmura en direction de la jeune policière qu’il « l’attendait avec impatience ».

— Je ne sais pas ce qui m’empêche de t’étriper ! lâcha-t-elle dès qu’il fut hors de portée.

— Le fait que je sois ta meilleure amie et que tu m’aimes ? répondit aussitôt Emmanuelle, tout sourire.

— Mouais. Bon et lui, il n’a pas de logement ?

— Il vit en collocation avec trois autres types… Quoique, ça aurait pu être intéressant —

Elle fut interrompue par une main sur ses lèvres.

— Manue ! la coupa Jordan, grimaçante. Je te jure que si tu finies cette phrase...

— Oh ça va, je plaisantais ! répondit la jeune policière une fois libérée. J’ai jamais tenté plus de deux, de toute façon.

— Arg mais arrête ! s’exclama Jordan en portant ses mains à ses oreilles.

La jeune policière lâcha un rire, il était si facile de faire râler son amie qu’elle adorait ça. Elle prit ses mains dans les siennes et poursuivit, lui faisant comprendre du regard qu’elle arrêtait ses taquineries.

— Les travaux devraient être terminés dimanche soir au plus tard. Mathéo passe demain matin pour m’aider. Donc promis, ça ne se reproduira plus.

— Humpf, j’espère bien. Bon, je dois aller faire des courses, toi pendant ce temps là tu me mets ce… truc —

— Hé ne l’insulte pas tu veux ! la coupa Emmanuelle en la pinçant légèrement au niveau du ventre.

— Ne ramène pas tes conquêtes sous mon toit et je ne dirais rien ! rétorqua Jordan, se retenant tant bien que mal de rire. Donc je disais, tu me le mets dehors. Oh et change mes draps par la même occasion, ajouta-t-elle en secouant la tête pour chasser les images qui lui venaient en tête.

— J’en conclus que je suis pardonnée alors ?

 Jordan l’embrassa sur la joue et commença à partir.

— Pas le moins du monde.

— Et si je descends les poubelles ? demanda Emmanuelle, les yeux implorants.

— Mets le dehors… et reste manger ce soir, je verrai, lui répondit Jordan en lui faisant un clin d’œil.

Elle referma la porte de l’appartement derrière elle et prit aussitôt appui contre le battant, priant au nœud lui nouait l’estomac et au pincement qui comprimait son cœur de bien vouloir disparaître.

— Bon sang Jordan, ressaisis-toi, se morigéna-t-elle, s’essuyant les yeux d’une main irritée quand sa vue se brouilla. Tu viens juste de surprendre ta meilleure amie au lit avec un type, y a pas de quoi en faire tout un plat.

Sa gorge se serra et elle secoua la tête dans l’espoir de s’éclaircir les idées, avant de s’éloigner le long du couloir.

Bon sang mais qu’est-ce qui cloche chez moi ?

Si elle avait écouté son cœur, elle l’aurait su.

 

Aujourd’hui.

— Ce n’est pas ce que tu crois.

Jordan haussa un sourcil.

 — Manu — Emmanuelle... ta bouche peut peut-être me mentir, mais tes yeux n’ont jamais pu, répondit-elle, un triste sourire sur les lèvres. Et le fait qu’ils m’évitent actuellement m’incite encore plus à penser que c’est exactement ce que je crois.

Emmanuelle soupira tout en croisant ses bras sous sa poitrine.

— Alors quoi ? Tu es devenue une sainte pendant ces deux dernières années, toi, peut-être ?

Prise de court par la remarque inattendue, Jordan serra la mâchoire avant de laisser son regard retomber sur le sol, la réflexion d’Emmanuelle la touchant plus qu’elle ne l’aurait cru.

— Non, répondit-elle d’une faible voix. J’étais en deuil, alors je pense que tu peux comprendre que j’avais d’autres choses en tête que de m’envoyer en l’air.

La jeune policière sentit aussitôt son visage se décomposer face à ses paroles et elle se racla maladroitement la gorge.

— Je suis désolée, je —

— Non, l’interrompit Jordan en levant une main. C’est exactement ce que tu voulais dire.

— Jordan...

La jeune photographe releva vers elle un regard humide.

— Non, vraiment. Tu veux me blesser ? Soit, mais ça... pas sur ça. Toi mieux que personne sais ce que j’ai dû endurer.

Des flashs lui revinrent soudainement en mémoire et Emmanuelle remua, mal à l’aise.

— Je n’ai pas envie de te blesser, répondit-elle doucement.

Jordan lâcha un rire sans humour.

— Ah ? Ce n’est pourtant pas l’impression que tu donnes.

Emmanuelle soupira.

— Bon, tu es venue pour t’expliquer, non ? On est coincées ici pour la nuit, alors autant en profiter au lieu de passer notre temps à nous quereller. Plus vite on aura commencé, plus vite on en aura terminé. Je t’écoute.

Prise de court, Jordan commença soudainement à paniquer. Elle savait qu’elle allait devoir affronter la vérité, ou plutôt, qu’elle allait devoir la révéler et elle savait également qu’elle était venue pour cela, mais maintenant qu’elle y était, elle était terrorisée. Deux ans auparavant, elle avait laissé son cœur prendre une décision irrationnelle et il lui était désormais terriblement difficile d’admettre qu’elle avait laissé ses émotions prendre le dessus. Comment ai-je pu être aussi stupide... ?

— Jordan ? appela Emmanuelle qui l’avait silencieusement observée pendant la totalité de son monologue interne.

— Excuse-moi, répondit la jeune photographe, secouant la tête afin de reprendre pied avec la réalité. Je crois qu’il est temps, hein ? Oui, il est temps.

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1 juillet 2011

Disclaimers

 

2m² + Toi + Moi

  Copyright © 2011

2m² + Toi + Moi 1

Genre : Romance, Policier

 

Cette fiction traite d'une histoire d'amour mettant en scène deux femmes. Ce qui veut dire que si l'idée de deux femmes ensembles vous répulse, vous êtes grandement invité à passer votre chemin  :D  

Pour les autres, je vous souhaite un très bon moment de lecture et j'espère que cette histoire vous plaira. Un gros merci d'avance de prendre le temps de me lire.

Important : L'histoire se déroule peut-être à Bourges, elle n'en reste pas moins fictive, alors si vous connaissez la ville, mais ne reconnaissez aucun des lieux présentés, c'est normal !

Bêta(s) : Un énorme merci à Fred et Jennifer sans qui ce récit ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui.

Longueur :  Six chapitres + Un épilogue. 40 000 mots environ.

Résumé : Deux ans plus tôt, Jordan Miller a quitté la ville sans la moindre explication. Aujourd'hui de retour, elle est bien décidée à retrouver et s'expliquer auprès de celle qui a fait battre son coeur comme jamais personne ne l'avait fait auparavant : son ex, l'agent de police Emmanuelle Cahill.

 

Note de l'auteure : Il est important de rappeler que l'appropriation d'écrits appartenant à autrui est illégal. Ces écrits sont les miens et sont "protégés du fait même de leur existence." Pour plus d'information, c'est par ici : Code de la propriété intellectuelle

En conséquence, si jamais l'envie vous prenait, sachez qu'il vous est interdit de vous emparer de mes écrits pour les reposter ailleurs, qu'ils soient accompagnés ou non d'un lien vers ce site. La seule chose que je vous autorise, c'est justement un lien vers ce site, rien de plus  ;)  Un peu de publicité n'a jamais fait de mal à personne !  :D 

En vous remerciant de votre compréhension.

 

 

 

Chapitre 1 :

Encadré par le Tribunal et la gare SNCF, le commissariat était implanté à proximité du cœur de la ville, sur un boulevard ceinturant le centre. Bâtiment en forme de L, il comprenait un rez-de-chaussée surmonté de deux étages et sa construction devait bien remonter aux années cinquante ou soixante au vu de sa devanture.

Garée sur le parking des visiteurs, le regard fixé sur la porte d’entrée réservée au public, Jordan poussa un profond soupir, ses doigts fins tapotant frénétiquement sur le volant. Cela faisait presque une heure qu’elle cherchait désespérément à trouver le courage de sortir du véhicule, de franchir la porte et… et quoi ? À partir de là, elle ne savait pas. Elle n’y avait pas réfléchi. Elle avait trouvé le courage de venir jusqu’ici, puis s’était dit qu’elle improviserait. Elle entrerait, irait la voir et… et improviserait. C’était son plan, ça lui paraissait bien sur le coup, mais maintenant… maintenant cela faisait une heure qu’elle était là à fixer cette fichue porte de commissariat, une boule d’angoisse lui nouant l’estomac.

Un sourire désabusé se dessina sur ses lèvres alors qu’elle secouait la tête. Elle avait parcouru plus de 5 000 km pour se retrouver ici, en France, dans la ville où elle avait grandi, et voilà qu’elle hésitait sur les derniers mètres.

Ridicule ? Non.

Pathétique.

Mais en vérité, ce qui la tracassait au point qu’elle n’avait presque rien pu avaler ces derniers jours, c’était qu’elle ne savait pas du tout à quelle réaction s’attendre. Et l’ignorance la rongeait littéralement.

Hmm, peut-être qu’elle me giflera. Ou alors... elle éclatera de rire devant mon audace. Jordan grimaça puis se mordilla la lèvre inférieure. Ou bien elle m’ignorera.

Son ventre se contracta légèrement et elle n’eut aucune difficulté à deviner laquelle de ces trois suppositions elle redoutait le plus. Il n’y a rien de pire que l’ignorance de ceux dont on désire tout le contraire. Elle secoua légèrement la tête. Bon, je ferais mieux de me bouger les fesses, car si j’y pense ne serait-ce qu’une seconde  de plus, je n’irai jamais.

Décidée, elle prit une profonde inspiration et sortit finalement du véhicule avant de parcourir les quelques mètres qui la séparaient du bâtiment. Les températures étaient particulièrement élevées en ce début de mois de Mai et quand un courant d’air chaud l’accueillit aussitôt, elle fut contente d’avoir opté pour une légère robe d’été et une paire de tongs.

Poussant la porte d’entrée réservée au public, elle pénétra dans le hall et fut aussitôt surprise de remarquer que tout était semblable à son souvenir ; un vieux néon dispersait péniblement une lumière blafarde sur une partie de la salle et les larges ailes d’un ventilateur ornaient le plafond, brassant l’air de façon agréable. Au mur, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen était encadrée par les arrêtés préfectoraux d’ouverture et de fermeture des périodes de chasse ainsi que par les photographies et signalements d’enfants disparus. Sur sa droite, en continu du hall et à l’opposé de l’accueil, elle pouvait apercevoir deux cellules placées côte à côte ainsi que les salles de dégrisement.

L’hésitation la cloua un instant sur place jusqu’à ce que l’homme situé derrière le comptoir de la réception ne pose son regard sur elle. Âgé d’une cinquantaine d’années, il semblait soulagé de pouvoir enfin porter son attention sur quelque chose. Humpf, je ferais au moins un heureux aujourd’hui, pensa Jordan d’un ton désabusé.

— Mademoiselle ? Je peux vous aider ? demanda-t-il avec intérêt.

Jordan s’approcha d’un pas mal assuré, mais quand elle voulut répondre, la porte s’ouvrit de nouveau derrière elle. Des bruits de mouvements et de conversations lui parvinrent et bien vite, elle sentit son souffle se couper, son cœur s’accélérer et ses mains devenir moites. Elle ne l’avait pas encore vue, mais elle l’avait entendue. Sa voix, si douce, si mélodieuse. Elle l’aurait reconnue entre mille.

Un sourire inconscient se dessina sur ses lèvres et les larmes lui montèrent aux yeux, la poussant à fermer les paupières quelques secondes. C’était comme si son cœur venait de se remettre à battre ; elle ressentait une joie si intense, si forte, qu’elle était persuadée que ses jambes tremblaient sous elle.

— Mademoiselle ?

La voix du policier lui parvint de nouveau et elle secoua la tête avant de se racler légèrement la gorge.

— Non, je viens justement de trouver ce que je cherchais, répondit-elle avec émotion. Merci quand même.

L’homme lui lança un regard perplexe mais elle ne s’y attarda pas. Sa main se posa inconsciemment sur la chaîne qui entourait son cou et elle porta le pendentif à ses lèvres, une prière silencieuse résonnant aussitôt dans sa tête. J’espère que tu vas avoir raison, Hannah.

Elle prit une profonde inspiration, lissa sa robe dans un geste inconscient, puis se retourna.

Comme attiré par un aimant, son regard se posa aussitôt sur elle. Elle était là, entrant tout juste dans le commissariat en compagnie d’un autre officier et tenant le bras d’un homme menotté. Il avait visiblement l’air agacé, et se débattait légèrement pour que la jeune policière le lâche, mais cette dernière ne se laissait pas faire, bien au contraire. L’émotion était si forte que Jordan crut un instant qu’elle allait s’évanouir, c’était la première fois qu’elle la revoyait en deux ans, deux ans… ça lui paraissait une éternité et pourtant, pour une raison qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer, elle avait l’impression que c’était hier.

Tremblante d’émoi, elle ne put s’empêcher de la détailler. La jeune policière était en uniforme, ses longs cheveux bruns qui retombaient habituellement sur ses épaules étaient regroupés à la base de sa nuque en un chignon serré et ses yeux d’un vert profond étaient à peine visibles sous sa casquette. Ses lèvres fines, ses pommettes soyeuses, son corps élancé et finement musclé, elle n’avait pas changé. Non, décidément, elle n’avait pas changé…

Sans qu’elle ne s’en rende réellement compte, des images défilèrent devant ses yeux. Leur rencontre, qui avait eue lieu trois ans auparavant, repassa dans sa mémoire, et Jordan revit tout, comme si elle s’était trouvée au cinéma.

 

Bourges. Trois ans plus tôt.

— Quelle plaie…, souffla-t-elle entre ses dents quand un gamin passa pour la troisième fois devant son caddie en hurlant à tout va.

Entre les gens qui bloquaient les rayons, les gosses qui couraient et criaient à droite et à gauche, les mamies qui avançaient à dix kilomètres/heure, elle n’en pouvait plus.

Sa patience atteignit enfin ses limites quand deux enfants passèrent une fois de plus devant elle tout en s’amusant à lancer une balle en plastique dans le rayon bouteilles. Hors d’elle, Jordan chercha aussitôt leurs génitrices du regard, mais une jeune femme située non loin la prit de court. D’un pas rapide, l’inconnue se dirigea vers les deux femmes situées au début du rayon et ne s’arrêta qu’une fois arrivée à leur hauteur, un faux sourire sur les lèvres.

— Mesdames. Dites-moi, simple curiosité mais... vous n'avez rien de mieux à faire que de laisser vos enfants courir et toucher à tout au risque de se blesser ? Si vous voulez les faire courir, faites le dehors, ce n'est pas un terrain de foot ici.

Oooh elle n’est pas contente du tout, pensa Jordan avec amusement, notant la posture tendue et le ton ferme de la jeune femme.

L’une des mères, elle, adopta davantage un air indigné.

— Mais c'est un lieu public ! rétorqua-t-elle. On a le droit de faire ce que l’on veut et aller où on veut avec nos enfants ! ajouta-t-elle, visiblement outrée.

Jordan vit l’inconnue croiser ses bras sous sa poitrine avant qu’elle ne réponde :

— Oh eh bien la prochaine fois, je viens chez vous, je crie, je touche à vos affaires et je jouerai à la balle dans votre appartement ! Excusez-moi, madame, les enfants ne sont effectivement pas interdits ici, simplement, je constate un manque de fermeté dans leur éducation.

Sur ce, elle leur tourna le dos et récupéra son caddie qu’elle avait laissé non loin de Jordan. Cette dernière vit les deux mères partir mécontentes, essayant tant bien que mal de faire en sorte que leurs enfants les suivent et elle eut du mal à retenir un rire. Elle avait littéralement adoré l’intervention de l’inconnue et plus encore le regard offensé qui avait habité le visage des deux mères.

— Je crois qu’elles ne reviendront pas de sitôt, dit-elle tout en déposant un pack d’eau dans son caddie.

La jeune femme lui adressa un sourire.

— Je ne crois pas non plus. Dommage qu’il n’y ait pas eu de responsables, ce genre de personne mériterait vraiment qu’on les rappelle à l’ordre.

— Hmm, je suis d’accord, acquiesça Jordan. C’est un peu comme les flics, ils ne sont jamais là quand il faut. 

Sa réplique lui valut un haussement de sourcils, suivit d’un éclat de rire.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Jordan dans l’incompréhension la plus totale.

Elle vit la jeune femme fouiller dans son sac à main, de petites saccades de rires l’échappant toujours, puis en sortir un petit étui en cuir qu’elle ouvrit.

— Emmanuelle Cahill, agent de police, sourit la jeune femme tout en lui tendant une main. 

Jordan détailla la carte les yeux grands ouverts.

— Oh merde, lâcha-t-elle avant de plaquer une main sur ses lèvres quand l’inconnue éclata à nouveau de rire.

Elle sentit une douce chaleur envahir son visage.

— La pizzéria du coin pour me faire pardonner ? grimaça-t-elle.

💕

— Alors dites-moi, vous invitez souvent des inconnus à diner comme ça ? demanda Emmanuelle d’un ton amusé.

Jordan reposa son verre, incapable de s’empêcher de rougir. Après un étonnement non dissimulé de la part de la jeune policière et quelques phrases échangées, elles s’étaient finalement rendues dans une petite pizzéria et avaient opté pour une table située près d’une fenêtre, avec vue sur un petit patio composé de quatre jardinières et d’une fontaine centrale. À l’intérieur, les lumières tamisées créaient une ambiance détendue et elles faisaient tranquillement connaissance autour d’une bouteille de vin blanc, de la musique Italienne résonnant légèrement dans leurs oreilles.

— Dans un lieu romantique, qui plus est, insista la jeune policière. Dois-je me méfier ? ajouta-t-elle, le regard brillant.       

La rougeur de Jordan s'accentua plus encore et elle se frotta maladroitement la joue.

— Hum, si je me souviens bien, le choix se portait sur deux pizzerias, et nous avons choisi celle-ci d'un commun accord.     

Emmanuelle sourit.

— Touchée. Mais seulement parce que j'aime pouvoir identifier ce que je mange, ce qui est bien souvent impossible dans l'autre établissement.

Jordan lâcha un léger rire.

— La devanture m'a toujours rebutée, vous venez de me convaincre de ne jamais y mettre les pieds, répondit-elle. Mais pour répondre à votre première question, non, jamais. Seulement, il fallait bien que je me fasse pardonner. Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi gênée de toute ma vie, dit-elle en secouant la tête. Policière alors, hein ?

— Oui Madame, sourit Emmanuelle en faisant le salut militaire.

Jordan lâcha un rire avant de reprendre son sérieux.

— Ça ne doit pas être évident tous les jours comme profession, dit-elle en fronçant les sourcils.

Un haussement  d’épaules accompagna la réponse :

— C’est certain que je n’ai pas choisi le métier le plus tranquille. Mais dans la réalité, la majeure partie de notre travail est consacrée à des interventions humaines avec des communautés et des citoyens. Situations qui doivent être considérées avec des moyens humains. On a bien plus souvent à travailler avec notre tête et notre cœur qu’avec notre arme.

— Le danger reste tout de même omniprésent, répondit doucement Jordan.

Emmanuelle hocha la tête.

— Mais ce n’est pas cela qui marque le plus, répondit-elle sur le même ton.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda aussitôt Jordan, intriguée.

La jeune policière porta sa part de pizza à ses lèvres et la mastiqua doucement afin de se laisser le temps de réfléchir à la réponse qu’elle allait apporter. Une image traversa son esprit et elle se revit trois ans plus tôt, alors qu’elle venait tout juste d’entrer dans la police. Elle avait alors 24 ans et c’était la première fois qu’elle avait vraiment eu peur pour sa vie. Après un appel d’une jeune femme affolée, elle s’était rendue sur les lieux d’un vol à main armée et aussitôt arrivée sur place, le suspect s’était avancé vers elle tout en dissimulant un objet dans sa poigne. Levant son arme, elle lui avait ordonné de s’arrêter, mais il ne l’avait pas fait. Il avait continué à avancer, le regard tellement tourmenté qu’elle avait eu du mal à s’en détacher. Puis, lorsqu’il avait été tout près d’elle, elle s’était rendu compte que l’objet qu’il tenait n’était en réalité qu’une pierre, et elle avait alors relâché le plus long soupir de soulagement de sa vie avant de baisser son arme, lui donner un coup de poing puis lui passer les menottes.

Elle secoua légèrement la tête afin de reprendre pied avec la réalité.

— Ce n’est pas tant la mort physique qui affecte, mais le malheur qui devait habiter la personne pour qu’elle décide de s’enlever la vie, ou ce qui a pu la pousser à enlever celle des autres.

Elle poursuivit, dans l'espoir de rediriger la conversation vers un sujet plus léger :

— Et toi ? Quel métier exerces-tu ?

Jordan avala la gorgée qu’elle venait de prendre avant de répondre.

— Photographe professionnelle, déclara-t-elle, appréciant intérieurement le passage au tutoiement. J’ai monté ma propre affaire il y a deux ans maintenant avec une amie.

— Oh c’est intéressant. Quel domaine ? demanda Emmanuelle avec intérêt.

— On est spécialisées dans les photos d’entreprises pour la communication, mais on couvre aussi les reportages de type industriel, événementiels, les portraits, les spectacles, les concerts… On fait également de la retouche dans le domaine de la publicité et la photographie de presse. Et il nous arrive aussi de rédiger régulièrement des articles pour des magazines. En bref, on touche à pas mal de domaines, rit-elle.

— Je vois ça, sourit Emmanuelle. Gérer une entreprise, ça ne doit pas être simple, ajouta-t-elle en s’emparant de la bouteille de vin afin de les servir à nouveau.

Jordan secoua la tête.

— Non en effet, ce n’est pas de tout repos, répondit-elle en reposant la part de pizza qu’elle tenait. Il ne faut pas hésiter à ouvrir les portes et à s’investir, même le week-end ! On n’a pas le temps de chômer ! rit-elle. Mais on est deux, et on s’entend très bien, ça aide pas mal. Et puis, il y a de bons côtés. On a la liberté de gérer notre temps de travail en fonction de notre vie privée, on fait ce qu’on aime et puis côtés clients, on n’a pas à se plaindre. Je crois que l’on peut dire que nos recettes sont plutôt convenables, sourit-elle.

— Tu as l’air passionnée.

Ce n’était pas une question. La façon dont Jordan parlait de sa profession était on ne peut plus contagieuse et Emmanuelle ne pouvait s’empêcher de sourire devant son enthousiasme et ses yeux qui pétillaient. Captivée, elle avait même du mal à ne pas la quitter du regard et devait sans arrêt se rappeler de manger. Elle leva intérieurement les yeux au ciel. Pire qu’une gosse devant un feu d’artifice, pensa-t-elle, amusée.

Jordan hocha la tête, une légère coloration recouvrant ses traits.

— C’est une passion avant tout, être photographe, c’est figer à jamais un moment, une émotion, une situation ou une scène… C’est tout un art et ça m’a toujours attiré. J’ai la chance de pouvoir gagner ma vie avec, je ne vais pas m’en plaindre, répondit-elle avant de s’essuyer la bouche à l’aide de sa serviette en papier. 

— Tu dois pas mal voyager aussi, non ?

— Hmm, on bouge pas mal. En général on s’en tient à la France mais il nous arrive de nous déplacer à l’étranger. Le dernier voyage que nous avons fait hors France avec Kathy, mon associée, c’était à Aalborg au Danemark.

— Oh ça devait être magnifique, répondit Emmanuelle, l’air légèrement rêveur.

— Hum, du vent, de la pluie et un froid de canard ! rit Jordan.

— Aïe…, grimaça la jeune policière, amusée elle aussi.

Jordan haussa les épaules.

— Ils nous avaient prévenus qu’il risquait de faire mauvais temps, ils ne s’étaient pas trompés. Mais les photos étaient vraiment réussies. Ils s’étaient rencontrés là-bas et nous ont fait visiter les moindres petits recoins de la ville. C’était magnifique.

— Ce doit être un métier vraiment agréable, sourit Emmanuelle.

— Ça l’est, répondit doucement Jordan, lui rendant son sourire.

💕

Jordan pénétra à l’intérieur de son appartement après avoir ouvert la porte, suivie de près par Emmanuelle. Une douce chaleur les accueillit et après avoir déposé vestes, sacs à main et les quelques courses qu’elle avait faites plus tôt dans la journée, Jordan décida qu’un petit tour du propriétaire s’imposait.

Emmanuelle découvrit donc la cuisine, à droite de l’entrée, assez moderne et dont un simple bar la séparait du salon. Ce dernier dégageait quant à lui une ambiance douce et chaleureuse, mêlant une quiétude et un confort qu’elle se surprit à vraiment apprécier. Un canapé d’angle ainsi que deux fauteuils jonchés de plusieurs coussins rouge et orange entouraient une petite table basse en verre, mais ce qui attira surtout l’attention de la jeune policière, ce fut l’immense baie vitrée qui donnait sur l’extérieur.

Elle s’approcha légèrement et observa les lumières de la ville qui éclairaient faiblement la terrasse en bois. Elle se retourna et n’eut aucun mal à imaginer les rayons du soleil venir s'écraser et se refléter sur les murs blancs et les quelques photos éparpillées ici et là pendant la journée. Le mur en face d’elle, et qui longeait ces deux pièces, était quant à lui envahi de romans, nouvelles et autres ouvrages et elle haussa légèrement les sourcils face à cette collection impressionnante.

— Citron, menthe, chocolat ou fraise ?

La voix de Jordan la tira de sa contemplation et elle tourna la tête dans sa direction.

— Je peux avoir un assortiment ? répondit-elle.

Jordan fit mine de réfléchir.

— Laisse-moi deviner, menthe chocolat ?

— Évidement, sourit aussitôt Emmanuelle, les yeux légèrement brillant.

La jeune photographe secoua la tête, incapable de retenir un rire devant sa bêtise.

— Je t’apporte ça, répondit-elle en regagnant la cuisine. Installe-toi, fais comme chez toi !

Arrivée devant le frigidaire, Jordan sortit tout ce dont elle avait besoin, incapable de se défaire du sourire qui avait élu domicile sur son visage. Qui aurait pu deviner que les policiers pouvaient être d’aussi bonne compagnie ? Elle secoua la tête. Tes clichés te perdront, ma vieille, rit-elle intérieurement.

D’abord un peu intimidée, elle s’était vite sentie plus à l’aise. La jeune policière l’avait à maintes reprises observée, comme si elle avait voulu lui faire comprendre qu’elle s’intéressait à elle et elle s’était surprise à rire et à se sentir bien. Il se passait quelque chose entre elle et la jeune policière, une profonde connivence, une reconnaissance qui étaient en train de naître. Alors, elle n’avait pas réfléchi une seconde lorsqu’elle s’était entendue lui proposer de prendre le dessert chez elle, sans aucun sous-entendu, bien sûr, avait-elle précisé dans un sourire, une sensation de chaleur envahissant néanmoins son visage.

S’emparant des deux coupes de glace, elle rejoignit Emmanuelle, confortablement installée sur le canapé.

— Tiens, dit-elle en lui tendant sa coupelle.

— Merci. C’est toi qui as fait la déco ? demanda la jeune policière.

Jordan hocha la tête.

— Avec l’aide de mon frère, on vit ensemble. Tu aimes ?

— Beaucoup, c’est très apaisant et moderne.

Le regard d’Emmanuelle s’évada autour d’elle, parcourant les clichés divers et variés qui ornaient les murs jusqu’à s’arrêter sur une photographie se trouvant juste à côté du bar. Elle représentait une femme assise sur un canapé, uniquement vêtue de soie noire, d’une paire d’escarpins et de quelques bijoux sur une peau délicatement hâlée, le tout sur fond de décor baroque et intimiste. Les meilleurs armes de la séduction sont souvent les plus simples, ne put-elle s’empêcher de penser.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Jordan d’une voix douce, interrompant ses pensées.

Emmanuelle tourna la tête et se retrouva aussitôt face à deux yeux noirs qui la regardaient intensément.

— J’aime beaucoup, répondit-elle sincèrement.

Les joues de Jordan prirent une légère teinte rosée et elle baissa les yeux avant de la regarder à nouveau.

— Qu’est-ce qui te plaît, exactement ?

Emmanuelle reporta son attention sur la photo, laissant le silence s'installer quelques instants le temps de trouver ses mots.

— Eh bien… cette femme a l’air de sortir tout droit d’un film italien, parce que oui, on se croirait plus dans une scène de film que dans une série de mode. L’ambiance est torride, suave et très classe en même temps, ça donne un ensemble féminin très aristocrate, je trouve. J’aime le style tout en retenue et elle dégage un charme… magnétique. Il y a chez elle une espèce de sensualité assurée, maîtrisée mais pas surfaite. Elle a aussi un côté félin, animal et en même temps une classe folle… Et son regard est terriblement énigmatique.

Elle prit un morceau de glace avant de poursuivre.

— Elle dégage quelque chose de plus que ce à quoi on est habitué, plus de sagesse, d’assurance, d’expérience… Une belle femme qui sait être érotique sans verser dans le pornographique. Elle a aussi l’air beaucoup plus âgée que les mannequins d’aujourd’hui, fin de la trentaine, début de la quarantaine peut-être. Mais elle passerait facilement pour quelqu’un de trente ans.

« Son charisme, sa beauté un peu fatiguée, les yeux un peu cernés, les mini ridules qu’on devine aux coins de ses yeux lui donnent une maturité que j’aime beaucoup. Elle a des airs de Sharon Stone… et la même finesse des traits, même forme de visage que Kristin Scott Thomas je trouve, mais en plus doux.

Son observation terminée, Emmanuelle se tourna de nouveau vers Jordan, les yeux brillants :

— Tu es vraiment plus douée pour dire ce que tu ressens à travers la photographie qu'avec les mots, taquina-t-elle dans un sourire.

Jordan ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel avant de lui infliger une petite tape sur le bras.

— Vilaine. En fait, je me suis inspirée des anciennes gloires du mannequinat, qui devaient sans doute être encore toutes jeunes au fait de leur gloire, mais dont le visage avait un charme féminin et plus seulement juvénile. Les mannequins d’aujourd’hui sont bien trop stéréotypées, botoxées et photoshopées à outrance. Elles font bien trop jeunes et tombent trop vite dans la pornographie.

The lights are on but there’s nobody home, dit une voix derrière elles.

Les deux jeunes femmes se retournèrent aussitôt, et Emmanuelle fut surprise de découvrir un jeune garçon assez grand, aux yeux aussi noirs et aux cheveux aussi blonds que ceux de Jordan, le tout accompagné d’un sourire on ne peut plus charmant. La beauté doit être héréditaire dans leur famille, ne put s’empêcher de penser la jeune policière.

Jordan secoua la tête de dépit avant d’expliquer, lorsqu’elle aperçut l’air perdu d’Emmanuelle :

— C’est une expression anglaise, les lumières sont allumées, mais il n'y a personne à domicile. L’aquarium est vide, si tu veux.

— Une blonde quoi, ajouta le jeune homme.

Il n’eut pas le temps de réagir qu’il reçut aussitôt un coup sur l’épaule.

— Aïe ! s’exclama-t-il en s’écartant. Oh allez Jordan, avoue, concernant ces filles, je ne pense pas me tromper ! rit-il

Jordan se contenta de secouer la tête à nouveau avant de reporter son attention sur la jeune policière.

— Emmanuelle, je te présente Mathéo, mon frère. Mat’ je te présente Emmanuelle, une… amie.

L'hésitation ne passa pas inaperçue auprès de la jeune policière qui acquiesça d'un imperceptible hochement de tête afin de lui donner son approbation. Elle obtint aussitôt un sourire radieux en réponse qu'elle ne mit pas bien longtemps à produire à son tour.

— Enchanté, répondit Mathéo en lui serrant la main, faisant fi du petit échange qui venait de s’opérer sous ses yeux.

Il poursuivit à l’intention de sa sœur :

— Tu pars chercher de la nourriture et tu reviens en charmante compagnie. La prochaine fois, c’est moi qui fais les courses !

Emmanuelle ne put s’empêcher de rire, autant face à sa réplique qu’à l’air désolé qui habitait désormais le visage de la jeune photographe.

— Mathéo, soupira Jordan entre ses dents avant de lever les yeux vers elle. Excuse-le, il est… toujours comme ça, ajouta-t-elle, esquivant de justesse la main de son frère qui tentait de lui ébouriffer les cheveux.

Mais la jeune policière ne s’en plaignait pas, au contraire. Ils semblaient partager une belle complicité, prônant le « qui aime bien, châtie bien » et elle pouvait dire, de par leur façon d’interagir l’un avec l’autre, qu’ils étaient visiblement très proches. Elle n’avait d’ailleurs aucun doute sur le fait qu’ils étaient là l’un pour l’autre peu importe la situation.

— Ma sœur t’a parlé de sa passion, à ce que je vois, reprit Mathéo. Il faut voir Jordan quand elle travaille, elle est dans son élément et c’est une vraie championne, sourit-il, l’air visiblement très fier.

Emmanuelle sourit.

— D’après ce que j’ai pu voir, elle a en effet l’air de plutôt bien s’en sortir, acquiesça-t-elle.

— Et Jordan elle est là, au cas où vous l’auriez oublié ! Merci, mais je ne travaille pas seule et —

— Et ta modestie te perdra ! la coupa Mathéo dans un soupir exagéré tout en levant les yeux au ciel.

Ignorant sa sœur, il poursuivit à l'intention de la jeune policière :

— Ce qu’elle ne t’a pas dit, c’est pourquoi elle est aussi douée dans son travail. Si un jour tu as la chance d’assister à une séance, tu t’en rendras compte par toi-même. Le résultat est si impressionnant parce qu’elle est simple, accessible, et ne se prend pas au sérieux. Elle sait mettre à l’aise les personnes qu’elle photographie. Elle a cette « fibre » qui rend la séance photo beaucoup moins impressionnante que ce que l’on imagine. Il n’y a pas d’artifices, les photos ressemblent aux personnes car elle sait comprendre les souhaits, les envies, les personnalités… Elle sait regarder les personnes et les rendre belles. Bref, elle a le talent quoi !

Si Jordan était rouge au début de sa tirade, elle était désormais cramoisie. Et la seule chose que pensait Emmanuelle à ce moment, c’était ô combien cela la rendait craquante.

💕

Un vent léger fouettait leurs visages, soulevant faiblement leurs cheveux tandis qu’elles atteignaient le véhicule de la jeune policière. La petite rue était presque déserte à l’exception de quelques âmes errantes et un silence paisible les entourait.

Prenant appui contre sa voiture, une 407 gris métallisé, Emmanuelle jeta un regard alentour avant de porter son attention sur la jeune femme qui se trouvait juste devant elle.

— Merci pour cette soirée, ça m’a fait beaucoup de bien. 

— De rien, j’ai beaucoup apprécié aussi, lui sourit Jordan.

Puis, avant même qu’elle ne le réalise, elle s’entendit ajouter :

— Exposition photo ?

La jeune policière fronça les sourcils.

— La tienne ?

— Non, répondit Jordan en rougissant. Il y a une exposition sur Paris ce weekend à laquelle j’aimerais assister, ça t’intéresserait ?

— Dans le cadre de ton travail ?

Jordan secoua la tête.

— Non, du tout. C’est une exposition en noir et blanc du célèbre photographe japonais Q. Sakamaki. Des photos de Détroit qui présentent les Etats-Unis non pas comme le rêve américain mais comme un pays parfois semblable à ceux du tiers-monde dévastés par la guerre. Ça te dit ?

Jordan se mordilla l’intérieur de la joue, espérant que le ton de sa voix qui lui avait paru ô combien suppliant à ses propres oreilles n’ait pas eu la même tonalité pour la jeune policière. Pour une raison qu'elle n'arrivait pas à s'expliquer, elle n'avait pas envie que la soirée se termine, et encore moins que la jeune policière disparaisse de sa vie. Elle avait passé un très bon moment en sa compagnie et avait très envie de recommencer.

— Avec plaisir, sourit Emmanuelle.

— Super ! s’exclama aussitôt Jordan. Tu as ton téléphone ?

La jeune policière passa une main derrière son dos et attrapa le portable qu’elle enfonçait toujours dans la poche arrière de son jean avant de le lui tendre.

Les sourcils froncés de concentration, Jordan y enregistra son numéro puis lui rendit son téléphone.

— Voilà, et je t’interdis de le perdre, dit-elle en lui donnant une petite tape amicale sur le bout du nez à l’aide de son doigt.

Emmanuelle lâcha un petit rire.

— Promis.

Jetant de nouveau un regard autour d’elles, elle remarqua que le ciel se couvrait de plus en plus et des éclairs étaient visibles au loin.

— Tu devrais filer te mettre à l’abri avant qu’il ne commence à pleuvoir, ajouta-t-elle doucement.

Suivant son regard, Jordan hocha la tête. Puis, sans réfléchir, elle s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue.

— Prends soin de toi, mademoiselle la policière, lui sourit-elle.

La seconde d’après, elle partait en courant vers son immeuble, les premières gouttes commençant à tomber et le vent gagnant en intensité. Emmanuelle resta un instant interdite, ses doigts caressant sa joue là où Jordan l’avait embrassé, avant de finalement secouer la tête et monter dans son véhicule, le cœur incroyablement léger.

 

Bourges. Aujourd’hui.

— Tiens-toi tranquille ! lâcha la jeune policière tout en resserrant son étreinte, ramenant soudainement Jordan à la réalité.

— Mais j’ai rien à faire ici ! râla l’homme. Depuis quand on a plus le droit de s’envoyer en l’air, hein ?

Jordan haussa les sourcils, ‘s’envoyer en l’air’ ?

— Oh bien sûr que si, mais je ne pense pas qu’un camion poubelle soit le lieu idéal pour ça, ajouta le jeune officier tandis qu’il le forçait à s’assoir sur le banc situé à l’opposé de l’accueil.

Cette fois-ci, Jordan écarquilla les yeux. Dans un camion poubelle ? Beurk… les gens sont dingues ! Et dégoûtants.

Elle vit finalement Emmanuelle jeter un œil dans sa direction, puis demander à son collègue de prendre en charge la situation, et les battements de son cœur s’accélérèrent. Trop tard pour faire demi-tour maintenant, pensa-t-elle tout en frottant ses mains moites contre sa robe.

— Bonjour, je peux vous… aider...

Jordan vit son sourire s’effacer, en même temps que sa voix déclinait pour finalement s’éteindre. Une myriade d’émotions passa sur son visage, et Jordan sembla y décerner de l’incrédulité, de la joie, de la tristesse, de la colère puis finalement, il devint impassible. Un masque impossible à déchiffrer qu’elle n’aurait jamais cru se voir adresser.

— Jordan, prononça enfin la jeune policière, le ton neutre.

— Emmanuelle, murmura Jordan, maîtrisant ses émotions comme elle le pouvait.

Elle avait envie de la serrer dans ses bras, de lui dire ô combien elle lui avait manqué, qu’elle était désolée. Tellement désolée. Mais elle ne pouvait pas. D’une part, parce que les mots restaient désespérément coincés au fond de sa gorge et d’autre part, parce qu’elle doutait fortement que la jeune femme apprécierait.

Devant le silence pesant qui s’installait entre elles, Jordan se racla maladroitement la gorge.

— Il s’est vraiment envoyé en l’air dans un camion poubelle ? demanda-t-elle, désignant le jeune homme du menton.

Ce n'était pas vraiment la question qu'elle avait en tête. Elle était venue dans un but bien précis mais elle devait bien s'avouer qu'elle était complètement terrorisée et ne savait pas par où commencer. Et si elle pouvait gagner du temps eh bien... Eh bien, elle n'allait pas cracher dessus.

La jeune policière haussa les sourcils mais ne put empêcher un sourire de se dessiner sur ses lèvres. Certes la situation en elle-même était assez cocasse, mais Jordan avait toujours réussi à la surprendre. Elle lui répondit, sans réfléchir :

— Hmm, tu n’aurais pas dû assister à ça. Normalement on rentre par la porte de derrière, celle qui donne sur les cellules de garde à vue et les chambres de dégrisement mais le portail de la cour intérieure est en panne.

Elle secoua la tête puis poursuivit :

— Mais oui, il a vraiment fait ça. On nous a signalé la présence suspecte d'un couple derrière un commerce en centre-ville. On a inspecté les alentours et on a entendu des bruits venant de la benne du camion. Mon collègue a sorti sa lampe torche pour qu’on jette un coup d'œil à l'intérieur du véhicule et un homme et une femme étaient là, emmêlés et complètement nus. Ils n'ont même pas remarqué notre présence.

— Dingue… et dégoûtant, répondit Jordan en faisant une grimace. Vous allez faire quoi ? Lui donner une liste des différents hôtels de la région ?

Emmanuelle haussa les sourcils avant d’éclater de rire.

— C’est une idée ! Non, on va le mettre en garde à vue et l’interroger. Il aura très certainement une amende, répondit-elle en se grattant le sourcil, réalisant combien la conversation qu'elles avaient rendait la situation paradoxale.

Les yeux de Jordan se posèrent sur le bracelet à breloques accroché à son poignet et un léger sourire se forma sur ses lèvres. Elle tendit la main et laissa ses doigts courir sur les pendentifs avant de se reculer, bien consciente de la posture désormais crispée d’Emmanuelle.

— Tu l’as toujours, murmura-t-elle, visiblement troublée.

La jeune policière haussa les épaules, contemplant la chaîne de métal froid que Jordan lui avait offerte lors d’un anniversaire.

— Après ce qu’il s’est passé, je pensais que tu aurais préféré ne pas te souvenir de moi, reprit Jordan.

— Crois-moi, j’ai essayé, répondit Emmanuelle d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.

Jordan hocha la tête, une boule se formant dans sa gorge.

— Je suis désolée, murmura-t-elle.

Emmanuelle releva aussitôt les yeux vers elle mais la réplique acerbe qui était montée en elle mourut avant même d’avoir pu franchir la barrière de ses lèvres. La profonde tristesse qui habitait le regard de Jordan la déstabilisa et elle se surprit à vouloir la prendre dans ses bras, mais elle se reprit à temps. Elle ne pouvait pas. Elle ne devait pas. La douleur était encore trop présente, comment l’oublier ? Comment oublier toutes ces nuits à pleurer jusqu’à s’endormir en espérant ne jamais se réveiller, à espérer disparaître ?

— Qu’est-ce que tu fais ici, Jordan ? demanda-t-elle à la place, maîtrisant tant bien que mal ses émotions.

La jeune photographe prit une profonde inspiration avant de murmurer :

— Je voulais te voir.

— Tu avais deux ans pour le faire, rétorqua aussitôt Emmanuelle.

Jordan serra des dents, les mots, bien qu’on ne peut plus vrais, s’abattant sur elle comme une gifle.

— Je sais, c’est compliqué, répondit-elle tout en se passant une main nerveuse dans les cheveux. Écoute, on pourrait discuter ? Aller dans un café, ou n’importe où…

— Pourquoi faire Jordan ? Tu t’imaginais quoi ? Que tu allais débarquer comme ça, dire que tu es désolée et reprendre les choses où tu les avais laissées comme si de rien était ?

Emmanuelle n’avait pas haussé la voix, à vrai dire, elle avait à peine parlé plus haut qu’un murmure, le regard interrogateur, curieux, triste. Elle reprit, plus doucement :

— Deux années ont passé Jordan, la vie a continué ici. J’ai continué à avancer, sans toi.

Jordan hocha la tête, la gorge serrée, les yeux humides. Même si elle avait espéré, elle s’y était préparée. Elle n’était pas naïve, ni présomptueuse.

Plongeant son regard dans celui de la jeune policière, elle tenta, une dernière fois :

— Laisse-moi juste t’expliquer, s’il te plaît. Juste ça, après… après, si tu ne veux pas me revoir, j’accepterai. Je te laisserai tranquille.

S’il te plaît, laisse-moi t’expliquer Manue… s’il te plaît…

La jeune policière détourna la tête, la mâchoire serrée, avant de poser de nouveau ses yeux sur elle, la fixant intensément, l’expression de son visage impossible à déchiffrer. Finalement, elle soupira :

— Je dois passer au cabinet Leroy et Rivière, j’en ai pour cinq minutes. Il y a un café juste en bas de la rue, tu n’auras qu’à m’y attendre. D’accord ?

— Non, je viens avec toi.

Emmanuelle haussa les sourcils.

— Tu n’en as que pour cinq minutes, je viens avec toi, insista Jordan.

Sachant qu’elle n’aurait pas le dernier mot, la jeune policière soupira à nouveau.

— D’accord, acquiesça-t-elle à contrecœur. Laisse-moi juste le temps de me changer.

1 juin 2011

L'Anthologie d'une existence

 

L'Anthologie d'une existence

  Copyright © 2011

L'Anthologie d'une existence

Genre : Romance, Drame

 

Jackie suivit le groupe d’élèves qui entrait en classe, ignorant le brouhaha infernal qui évoluait autour d'elle, mêlant bruits de chaises qui raclent le sol et conversations animées. Elle déposa son sac sur la table vide à côté d'elle, puis leva les yeux vers la professeure lorsqu'elle prit place devant le tableau. Cette dernière s'empara d’une craie afin d'y écrire l’inscription suivante :

« Peut-on être soi-même ? »

Jackie arqua un sourcil. Tiens, pour une fois qu’un sujet de philosophie me parle… Un sourire amer se dessina sur ses lèvres et elle laissa glisser son regard sur la place vide à côté de la sienne. Une boule se forma dans sa gorge et ses yeux devinrent humides, mais elle se réprimanda rapidement, non, ce n’est pas le moment. Elle reporta son attention sur le tableau et glissa une main le long de son ventre pour vérifier que l’objet était toujours là, sous son haut, bien calé au niveau de sa ceinture. Ses yeux se posèrent de nouveau sur l’inscription et elle se dit que le hasard faisait décidément bien les choses.

Après une profonde inspiration, elle se leva et se dirigea vers le tableau, sa main droite fermement resserrée sur l’objet.

La voyant arriver, la professeure interrompit aussitôt son cours.

— Jackie ? Vous vous sentez mal ? demanda-t-elle, le ton inquiet.

Jackie ne prit pas la peine de répondre et monta sur l’estrade avant de faire face à ses camarades. Elle les observa tour à tour et, comme elle s’y était attendu, leurs regards, leurs chuchotements lui donnèrent le courage de faire le reste. Sa main resserra sa poigne sur l’objet, et elle le sortit avant de le pointer droit devant elle.

Elle entendit aussitôt le cri étouffé de la jeune enseignante qui s'était instinctivement reculée jusqu'à se retrouver collée contre le mur. Les élèves arboraient désormais des regards apeurés, terrifiés, craintifs. Dingue comme un simple objet peut donner autant de… pouvoir. J’ai l’impression d’être Dieu ; une pression sur la détente et… hop !

Elle prononça d’une voix incroyablement calme avant qu’aucun n’ait esquissé le moindre geste :

— Les portables sur les tables et les mains derrière la tête. Vous, ajouta-t-elle en désignant la professeure, tirez les rideaux, fermez la salle à clé et récupérez tous les téléphones. Mettez-les dans la corbeille. Et écartez leurs sacs et vestes, je ne veux rien à leur portée.

Elle reporta son attention sur ses camarades tout en gardant un œil sur l’enseignante. Celle-ci s’exécuta, les mains tremblantes puis revint vers l’estrade après avoir fait le tour de la salle.

Jackie lui fit signe de s’asseoir parmi les élèves puis reprit la parole, se surprenant elle-même par le ton si détaché dont elle usait :

— Je n’hésiterai pas à tirer sur le premier imbécile qui oserait tenter quoi que ce soit.

Elle se tût un instant, leur laissant le temps d’assimiler l’information et de prendre conscience que tout acte irréfléchi mènerait irrémédiablement à la mort. 

— Bien. Je vais vous raconter une histoire, celle de ma vie. Ou plutôt, pourquoi elle ne continuera pas. Si vous êtes ici, c’est que vous en êtes responsables. Tous. Et j’espère que cela vous sera très pénible. Oh et je ne tolérerai aucune interruption. À vous de voir si vous tenez à votre vie.

Nouveau silence.

— Bon, commençons par le commencement. Non, je vous rassure, je ne vais pas remonter jusqu’au jour de ma naissance. Ce serait bien trop long et d’un ennui mortel. Commençons plutôt par… le jour où j’ai vraiment commencé à vivre. Le jour de mon entrée en Terminale Littéraire dans ce lycée que vous connaissez si bien. C’est à ce moment-là que je l’ai rencontrée : Sarah.

« On s’est tout de suite très bien entendues, une sorte de « coup de foudre de l’amitié ». On se correspondait et se comprenait en tout. Vous savez, ce sentiment d’être sur la même longueur d’onde ? D’aimer et de détester les mêmes choses ? Je l’ai ressenti dès le début.

 

L’air était encore doux et chaud alors qu’elles assistaient à leur tout premier cours d’Anglais de l’année. Elles étaient assises l’une à côté de l’autre depuis la rentrée qui avait eu lieu le matin même mais n’avaient pas encore échangé le moindre mot. Non pas que Jackie ne le voulait pas, au contraire, elle avait essayé à plusieurs reprises mais à chaque fois elle avait fait machine arrière, sa timidité finissant toujours par l’emporter. Elle savait que sa camarade l’avait compris, et elle avait l’intime conviction qu’elle s’en amusait. Pas méchamment non, c’était plutôt… de l’espièglerie.

Le professeur leur avait distribué un extrait d’une œuvre qu’ils devaient étudier pendant une vingtaine de minutes avant d'en discuter tous ensemble une fois le temps écoulé. Jackie avait la tête penchée sur son texte mais elle avait depuis longtemps terminé sa lecture. Elle pouvait sentir le regard de l’adolescente assise à ses côtés sur elle et elle cherchait désespérément quelque chose à dire. Elle n’allait quand même pas rester muette jusqu’à la fin de l’année scolaire ?

Sa camarade avait alors interrompu ses pensées, et ce pour son plus grand soulagement, en lui chuchotant à l’oreille :  

— C’est dingue cette obsession qu’on les Américains pour le chocolat chaud.

Jackie avait immédiatement tourné la tête dans sa direction, les sourcils froncés.

— Pardon ?

— Le texte, la fille boit un chocolat chaud. Avec des marshmallow, avait répondu l’adolescente en désignant le texte du menton.

— Ils en mettent souvent dedans.

— Ouaip. Déjà que le chocolat c’est vachement…

— …sucré.

L’adolescente avait souri avant de poursuivre.

— Et que les marshmallow c’est vachement…

— …sucré aussi.

— Alors les deux ensemble ce doit être vachement…

— …et horriblement sucré.

Elles avaient pouffé de rire puis la jeune fille blonde lui avait tendu sa main.

— Sarah, nouvelle arrivante et heureuse de faire enfin ta connaissance, avait-elle malicieusement sourit. Jackie c’est ça ?

Jackie avait acquiescé de la tête, une légère coloration envahissant ses joues, et serré sa main en retour.  

Depuis ce jour, elles étaient devenues inséparables.

 

— J’étais sur un petit nuage, heureuse d'avoir fait la connaissance d'une fille qui paraissait à la fois si forte et en même temps si fragile. Elle n’avait que 17 ans et pourtant, elle était pourvue d’une maturité incomparable. Moi, j'étais contente de pouvoir enfin servir à quelque chose, fière de pouvoir l'aider de temps à autres et de constater qu'on avait besoin de moi. Et plus le temps passait, plus on devenait proches. Elle a vite pris, en quelque mois, une place énorme dans ma vie.

« Puis notre relation est devenue plus ambiguë. Ça aussi vous l’avez remarqué, n’est-ce pas ? Je passerai sous silence les quelques remarques que vous nous avez infligées. J’y reviendrai plus tard. On est donc devenues plus « intimes », en quelque sorte. On se faisait beaucoup de câlins, de baisers sur la joue, on se tenait souvent la main. Une « amitié câline » si on veut. On ne se posait pas de question, on se disait que c'était normal, notre amitié était différente et on aimait que les choses soient comme ça.

« Jusqu'au jour où… ça a changé. En mieux. Enfin ça, c’est mon point de vue. Je m’en souviens comme si c’était hier, nous étions dans sa chambre, le soleil filtrant entre les branches des arbres qui surplombaient la fenêtre nous chauffant doucement. Bon, j’avoue, c’était sûrement plus dû au radiateur situé juste sous la fenêtre, les températures étaient atrocement basses en cette fin novembre.

« Roméo et Juliette, ça vous parle ? On devait chacun jouer une partie de la pièce, ça devait soi-disant nous aider à perfectionner notre anglais… Commencer par de l’anglais moderne aurait peut-être été plus judicieux, mais bon. Donc, ce jour-là, nous étions dans sa chambre à répéter Shakespeare…

 

Elles étaient debout au beau milieu de la pièce, chacune tenant son texte entre ses mains. Sarah répétait son passage et Jackie n’avait aucune idée de ce qu’elle racontait, parce qu'à la place, elle observait le mouvement de ses lèvres, complètement hypnotisée lorsqu’elle prononçait des mots qui exposaient brièvement sa langue. Elle ne savait si c’était cela ou le doux son de sa voix qui la troublait le plus. Elle prenait un ton plus… rauque quand elle parlait anglais, et elle adorait ça.

— And Juliette fell in love with… Juliette.

Jackie avait soudainement pris conscience du regard malicieux posé sur elle, bien consciente qu’elle n’avait pas écouté un seul mot de ce qu’elle avait raconté et qu’elle était ailleurs.

— Hein ? avait-elle demandé tout en essayant de reprendre contenance.

— Je me demandais quand tu allais revenir sur Terre, l’avait gentiment taquiné Sarah.

Jackie s’était sentie furieusement rougir et avait instinctivement couvert son visage de ses mains. Une douce chaleur les avait rapidement recouvertes et Sarah les avait prises dans les siennes, la regardant avec tendresse. Elle avait caressé ses paumes de ses pouces puis avait entremêlé leurs doigts ensemble avant de porter sa main droite à ses lèvres pour y déposer un baiser.

— Ne me cache pas ton visage Jackie, je ne crois pas que je pourrais le supporter…  Surtout que tu es encore plus adorable quand tu rougis, avait-elle doucement souri.

— Ah, euh, mer- merci.

Jackie avait rougi de plus belle et enfoui sa tête dans l’épaule de Sarah. Deux bras s’étaient aussitôt refermés autour d’elle et l’avaient tendrement enlacée, et elle avait fermé les yeux et pris une profonde inspiration afin d’essayer de calmer la coloration de ses joues.  

— Et tu l’es encore plus quand tu bégayes ! avait ajouté Sarah dans un rire.

— Ne te moque pas de moi s’il te plaît…

— Je ne me moque pas de toi Jackie, tu… tu me fais regretter de ne pas être un garçon, tu sais.

Ce n’avait été qu’un murmure et Jackie avait aussitôt relevé la tête, essayant de croiser le regard de Sarah, en vain. Elle s’était retrouvée complètement dépourvue devant cette déclaration et avait été incapable de prononcer le moindre mot pendant de longues secondes. Puis, sans savoir quelle pulsion mystérieuse l’avait prise, elle s’était entendue répondre :

— Tu n’as pas besoin d’être un garçon, Sarah.

Sarah avait aussitôt relevé la tête et plongé son regard dans le sien, laissant transparaître son trouble mais aussi sa joie. Alors, sans prévenir, Jackie s'était approchée d'elle, et l'avait agrippée par la taille. Elle faisait preuve d'une audace nouvelle, et un frisson avait parcouru son épine dorsale lorsqu’elle avait senti le souffle de Sarah se mélanger au sien.

Elle l’avait pris dans ses bras et, sans un mot, avait posé sa tête sur son épaule. Leurs corps avaient été si proches qu’elle pouvait sentir la poitrine de Sarah contre la sienne. Une douce chaleur l'avait envahi, ses jambes avaient légèrement faibli sous elle et elle avait ressenti comme des papillons dans le creux de son ventre.

Elle avait alors senti la douceur de deux lèvres se poser dans le creux de son cou. Elle avait tourné la tête et admiré les traits parfaits de Sarah, son sourire et une sensation de bonheur plus intense encore s’était propagée dans chacun de ses membres. Elle s’était approchée et l'avait embrassée sur la joue, puis à la commissure des lèvres. Sarah avait souri, ses yeux d’un bleu hivernal pétillant, et avait déposé un tendre baiser sur son front. Puis sa bouche avait glissé le long de son nez, puis s’était posée tel un papillon sur ses lèvres.

Le premier contact de leurs langues lui avait fait l'effet d'un choc électrique. Un baiser doux, un peu timide, mais tellement tendre. Leurs mains avaient caressé leurs corps à travers leurs vêtements, et elles s'étaient enfin livrées l'une à l'autre, se laissant emporter dans un tourbillon inconnu. Un agréable tressaillement avait parcouru Jackie quand une main sûre s’était faufilée sous son haut, caressant tendrement son ventre. Les siennes qui étaient alors refermées derrière la nuque de Sarah avaient alors glissé le long de son corps avant de passer à leur tour sous son t-shirt, se promenant sur son dos nu.

Sarah avait finalement posé les siennes sur le haut de ses fesses et elles s’étaient déshabillées sans un mot, les lèvres soudées dans un baiser long et passionné, et avaient gagné le lit sans même s’en apercevoir.

 

— Attendez. Ça devient peut-être un peu trop imagé pour vous, non ? Dommage. Son odeur, je ne pouvais plus m'en passer. Sa peau nue et tiède contre la mienne, j'en voulais toujours plus. C’était un véritable délice. Et son odeur, sa façon d’onduler contre moi ... Mon dieu, elle me rendait folle.

 

Pendant près d'une heure, leurs langues s’étaient mêlées l'une à l'autre, leurs corps s’étaient frottés l'un contre l'autre. La douceur de sa peau sous ses doigts, la saveur de son corps sous ses lèvres gourmandes, le plaisir de la voir se cambrer sous les assauts de ses caresses… Jackie ne s’était pas lassée d’entendre son souffle s'accélérer doucement et sentir sa poitrine se gonfler contre la sienne. D’entendre ses gémissements, d'abord timides, monter crescendo au fil de ses douces tortures.

Quelques instants plus tard, alors qu’elles étaient allongées dans les bras l’une de l’autre, elle avait souri contre les lèvres de l’adolescente avant de murmurer :

— Juliette fell in love with Juliette, huh?

Sarah avait ri avant de l’embrasser à nouveau.

 

— Cette première expérience nous avait fourni nos premières certitudes. Un sentiment de libération de soi, le début d'une vie nouvelle. Nous étions enfin nous-même. Mais… nous avons découvert, petit à petit, ce que c'était qu'être homosexuelle et ce que cela signifiait. Parce que oui, nous étions soudainement et officiellement définies comme homosexuelles, on se retrouvait soudain réduites à cette étiquette et on en n'avait aucune maîtrise. On venait de basculer, en l’écart de quelques heures, dans un monde complètement nouveau. Un monde dans lequel on n’avait jamais mis les pieds, un monde peuplé de normes hétérosexuelles, un monde d'amours interdits et honteux. Parce que c’était ça, ce sentiment nous était interdit par les autres, par ces regards qui nous ont vite fait comprendre ce qui doit être et ce qui ne le doit pas. Être homosexuelle, c'est une honte. Et, dès lors, on ne devait rien dire sur ce que nous étions. Ou alors… c’était à nos risques et périls.

« Vous voulez savoir ce que j’ai ressenti à l’instant même où j’ai entendu vos premières réflexions, senti vos regards remplis de mépris ? Parce que de prime abord, quand nous n’étions qu’amies, ça ne nous affectait pas. On se disait qu’on ne faisait rien de mal. Il n’y avait rien. Mais ensuite… un sentiment de culpabilité s’est insinué en nous. Se sentir coupable d’être amoureuse… C'est dingue quand même, non ? Bon, j’avoue ce n’est pas exactement ça, c’est plus : se sentir coupable d’être amoureuse d’une femme. Dès lors, je me suis dit : vivez intensément les moments partagés avec l’être que vous aimez le plus au monde… pour vous les reprendre en pleine figure comme une gifle.

« Je ne sais pas ce qui faisait le plus mal, ces regards qui se détournent et ces murmures qui s’arrêtent quand on tourne la tête dans votre direction, ou au contraire ces yeux pleins de mépris qui vous fixent sans remords et ces réflexions plus blessantes les unes que les autres et qui vous atteignent en plein cœur ?

« Parlons des clichés, tiens. Certains font sourire : le français est toujours en grève, l'anglais est capable de tuer pour une "cup of tea", l’allemand se nourrit uniquement de saucisses et de bière. Drôle n’est-ce pas ?

« Les clichés sur les homosexuels le sont beaucoup moins. Vous voulez des exemples ? Oh allez… vous en connaissez pleins, j’en suis certaine. Mes favoris restent tout de même « Les homos sont tous infidèles car leur seule préoccupation est d'assouvir leurs besoins sexuels » ou encore  « Les homos sont plus porteurs du Sida que les autres, car cette maladie est apparue à cause d'eux ! »

« Intelligent, n’est-ce pas ? Non. Du tout. C’est stupide et puéril et… cruel. Alors très vite, une question s’est insinuée dans ma tête, dans nos têtes. Comment vivre dans un monde où le cliché est roi ? Non, je n’attends pas de réponse, je n’en attends plus. Les mots blessent, chers amis. Certains plus que d’autres. Nous ? Ils nous tuaient à petit feu. Ils ont eu raison d’elle, ils auront raison de moi.

« Écoutez la suite, ça devient de mieux en mieux, ou pire selon le point de vue.

 

Jackie avait reçu un sms de Sarah lui demandant de venir chez elle au plus vite un après-midi. Intriguée, elle avait pris le premier bus qui passait et était arrivée en moins de dix minutes chez sa douce. Elle était entrée sans frapper, habitude qu’elle avait prise quand les parents de l’adolescente étaient absents, et s’était dirigée vers sa chambre.

Elle avait alors trouvé Sarah allongée sur son lit, les yeux fermés et le visage pâle, terriblement pâle.

— Sarah ?

Elle avait murmuré son prénom tout en prenant place sur le lit, à ses côtés. Elle avait posé sa main sur la sienne et l’avait tendrement caressée. La jeune fille blonde avait tourné la tête dans sa direction et un sourire s’était immédiatement dessiné sur ses lèvres.

— Hé, avait-elle doucement répondu.

— Sarah qu’est-ce qu’il y a ? Ça va ?

Pendant qu’elle posait la question, elle avait laissé son regard parcourir la pièce. Elle n’y avait pas prêté attention en rentrant, mais diverses boîtes et emballages de médicaments ainsi qu’un verre d’eau reposaient sur sa table de chevet.

— Oh mon Dieu, Sarah…

Son souffle s’était bloqué, comme un coup à l’estomac. Elle s’était reculée et avait porté ses mains à sa bouche.

— Qu’est- ce que… Combien ? Tu en as avalé combien ?

Sarah était étonnamment calme devant la panique grandissante de son amie. Elle lui avait murmuré, ses yeux plongés dans les siens :

— Je vais mourir, Jackie.

Sa respiration s’était à nouveau coupée.

— Quoi ? avait répondu Jackie, sentant les larmes monter.

— Tu as très bien entendu, avait doucement répété Sarah. Je vais mourir, Jackie.

Un nœud terrible lui avait étreint la poitrine.

— Non ! avait hurlé Jackie, sa voix tremblant malgré elle. Dis-moi combien tu en as pris ? Je vais appeler une ambulance, je...

Elle fouillait frénétiquement ses poches à la recherche de son téléphone quand elle avait senti une main douce et chaude se poser sur son bras.

— Jackie.

À la façon dont Sarah avait fermé les yeux et dit son prénom presque dans un souffle, elle avait compris qu’il n’y avait plus rien à dire, plus rien à faire. Son avis était déjà tranché depuis longtemps.

— S’il te plaît… Ils n’arriveront jamais à temps, c’est bientôt fini.

Ses mots l’avaient piquée à vif. Ce n’était pas possible. Cela ne pouvait être vrai. Elle plaisantait, n’est-ce pas ?

La pâleur de son visage et sa faiblesse lui criaient pourtant qu’elle disait vrai.

Jackie n’avait pu s’empêcher de rire. Un rire amer tellement la situation était invraisemblable. Les pensées s’étaient entremêlées dans sa tête, son cœur lui faisait terriblement mal et les premières larmes s’étaient échappées de ses yeux.  

— Pourquoi ? avait-elle simplement demandé dans un souffle.

Sarah avait placé ses mains de chaque côté de son visage et l’avait embrassé sur le front.

— Tu sais pourquoi, Jackie…

Son corps tremblait. Jackie avait serré les dents de toutes ses forces, à s’en faire mal. Pour s’empêcher de crier, de pleurer. Sarah l’avait attirée tout contre elle et l’avait serrée si fort qu’elle ne pouvait presque plus respirer. Elle s'était agrippée à elle, s’était imprégnée son odeur, une odeur à laquelle elle était tellement dépendante désormais.

— Mais je ne peux pas vivre sans toi, Sarah !

Sa voix vacillait sous l’effet du flot de larmes qu’elle tentait de contenir et elle avait senti deux bras resserrer leur emprise autour d'elle. Au bout de quelques minutes, Sarah avait doucement desserré son étreinte et s’était reculée juste assez pour plonger son regard dans le sien. Elle avait pris ses mains dans les siennes, les pressant légèrement.

— Je t’aime Jackie, de tout mon cœur, de tout mon être. Ne m’en veux pas s’il te plaît…

Jackie ressentait une profonde colère au fond d’elle, une haine qui lui tordait l’estomac. Mais cette rage n’était pas dirigée contre Sarah. Comment aurait-elle pu lui en vouloir pour une chose à laquelle elle avait aussi pensé… à plusieurs reprises. Lâcher prise dans l’espoir d’un monde meilleur. Mais elle tenait le coup grâce à elle, sa présence, sa douceur, son Amour.

Elle ne lui en voulait pas. Pas à Elle.

Sarah avait porté sa main à son visage et avait caressé ses joues, ses doigts redessinant ces traits qu’elle affectionnait tant. Elle avait fermé les yeux et ses lèvres s’étaient rapprochées des siennes. Elles s’étaient rencontrées et leurs langues, leurs âmes s’étaient synchronisées. Jackie l'avait embrassée avec tout ce qu'elle avait, elle l'avait embrassée avec force de sa langue, avec son esprit et son âme. Avec toute la frustration, l'amour, la vie qu’elle avait en elle. Elle l'avait embrassée pour lui dire qu'elle était l'amour de sa vie, maintenant et pour toujours.

De la même façon qu’elles étaient venues à elle, ses lèvres avaient quitté les siennes. Sarah s’était détachée d’elle après lui avoir donné un dernier doux baiser, elle avait lentement ouvert les yeux et s’était plongée dans les siens.

— Je ne suis rien sans toi, Sarah, avait difficilement murmuré Jackie.

— Chut…, lui avait répondu Sarah en posant un doigt sur ses lèvres.

Elle s’était doucement allongée et avait invité Jackie à en faire autant. Elle avait pris place au creux de ses bras, leurs jambes s’étaient machinalement entremêlées et leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, front contre front. Sarah avait essuyé les larmes qui coulaient inlassablement sur le visage de sa bien-aimée et lui avait doucement murmuré :

— Je t’aime, Jackie. Je suis désolée. Sincèrement désolée…

Ses sanglots avaient silencieusement redoublé et Jackie lui avait difficilement répondu « Je t’aime aussi, Sarah ».

Sarah avait porté sa main à son cœur et Jackie s’était empressée de la recouvrir. Un sourire s’était dessiné sur les lèvres de Sarah tandis que ses paupières s’étaient doucement fermées.

Jackie avait alors fortement serré le corps inerte et sans vie de son amie contre le sien. La première fille dont elle était tombée amoureuse, la seule et unique fille qu’elle aimerait à jamais.

 

Jackie ferma les yeux quelques instants, refusant de laisser les larmes couler. Un bruit sur sa droite lui fit instantanément rouvrir les paupières et elle resserra sa poigne autour du canon.

— Jackie, ne… ne faites pas quelque chose que vous pourriez regretter, tenta maladroitement la professeure.

— Fermez-là. Il me semblait avoir dit aucune interruption. Vous m’avez volé ma vie, c’est le minimum que vous pouvez m’accorder, vous ne croyez pas ?

Sa voix était tendue par la colère, presque tremblante.

— Je ne compte pas vous tuer, ni tuer qui que ce soit dans cette salle. J’espère seulement que vous arriverez à vivre avec deux morts sur la conscience.

Pour la première fois depuis qu’elle avait commencé son histoire, Jackie porta vraiment attention aux personnes qui se trouvaient devant elle. Jusque-là, leur réaction l’importait peu. Elle voulait qu’ils l’écoutent, qu’ils comprennent. Qu’ils souffrent ne serait-ce qu’un cinquième de ce qu’elle avait souffert. Et elle réalisa pour la première fois que beaucoup étaient mal à l’aise et la plupart évitaient son regard. Certains pleuraient, d’autres devenaient de plus en plus pâle.

Ses yeux se posèrent finalement sur le bureau de Sarah, et son regard sembla le traverser.

— Notre histoire n’aura duré que le temps d'un hiver douillet et d'un printemps fleuri. Elle me protégeait de tout, quand elle était présente, rien ne pouvait m’atteindre, j’étais intouchable. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, elle avait sur moi une emprise étrange, elle me permettait d’être heureuse et d’être, d’une certaine façon, unique aux yeux d’au moins une personne. Et même si un jour le monde entier se liguait contre nous, je savais qu’elle serait toujours là, marchant à mes côtés, près de moi, me rassurant. J’aurais pu vivre une vie comme celle-là, tant qu’elle était à mes côtés. J’aurais pu… continuer à me battre.

Elle déglutit péniblement, les yeux brouillés.

— Ce jour-là, je n’aurais pas imaginé une seule seconde que je la voyais pour la toute dernière fois, que la regarder dans les yeux, la prendre dans mes bras serait définitivement terminé.

En quelques minutes, mon monde s’est effondré, sans que je ne puisse rien faire.

Elle détourna son regard vers chacune des personnes présentes dans la salle.

— Elle devait avoir 18 ans aujourd’hui. Au lieu de ça, elle se trouve six pieds sous terre. Pourquoi ? Parce que vous nous avez empêchées de vivre.

« Personne ne peut savoir avec certitude l’impact qu’il aura sur la vie d’autrui. La plupart du temps, on n’en a même pas la moindre idée. Mais ça ne nous empêche pas de continuer comme si de rien était.

« Vous avez laissé des marques derrière vous, des marques invisibles à l’œil nu mais qui oh combien nous ont fait du mal. Quand on bousille une partie de la vie de quelqu’un, on bousille sa vie entière. La moindre petite chose a une influence sur le reste.

« J’espère très sincèrement que vous tirerez quelque chose de tout ça.

« Merci de m’avoir écouté et… je suis désolée.

Elle ferma les yeux et pointa l’arme contre sa tempe. Son visage si doux, son regard malicieux apparurent instantanément derrière ses paupières closes et un sourire se dessina sur ses lèvres, reflet parfait du bien-être qu’elle ressentait à présent. 

Elle appuya sur la détente.

 

– FIN –

 

 

N'hésitez pas à nourir l'auteure, faites-lui savoir ce que vous avez pensé de son histoire !

1 mars 2011

Disclaimers

 

One Shots

 

Vous trouverez ici les one shots que j'ai écrit à divers moments de ma vie, parfois pour extérioriser des sentiments négatifs, d'autres fois par pure inspiration.

Tous mettent en scène deux femmes, ce qui veut dire que si l'idée de deux femmes ensembles vous répulse, vous êtes grandement invité à passer votre chemin  :D 

Pour les autres, je vous souhaite un très bon moment de lecture et j'espère que ces histoires vous plairont. Un gros merci d'avance de prendre le temps de me lire.

Bêta : Un énorme merci à Fred sans qui ces one-shots ne seraient pas ce qu'ils sont aujourd'hui.

 

Note de l'auteure : Il est important de rappeler que l'appropriation d'écrits appartenant à autrui est illégal. Ces écrits sont les miens et sont "protégés du fait même de leur existence." Pour plus d'information, c'est par ici : Code de la propriété intellectuelle

En conséquence, si jamais l'envie vous prenait, sachez qu'il vous est interdit de vous emparer de mes écrits pour les reposter ailleurs, qu'ils soient accompagnés ou non d'un lien vers ce site. La seule chose que je vous autorise, c'est justement un lien vers ce site, rien de plus  ;)  Un peu de publicité n'a jamais fait de mal à personne !  :D 

En vous remerciant de votre compréhension.

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