Chapitre 10
June se tenait debout près du petit muret lorsque Neva pénétra sur le toit de leur immeuble, les bras croisés sur la poitrine tandis qu’elle surveillait les alentours avec attention.
Deux mois s’étaient écoulés depuis les fêtes de fin d’année, et en plus des rondes qu’ils effectuaient continuellement, June avait jugé bon d’avoir quelqu’un sur le toit pour faire le guet. Ils n’avaient pas aperçu le moindre androïde depuis cette fameuse nuit où June et ses acolytes lui avaient sauvé la vie, mais ils ne baissaient pas leur vigilance pour autant ; s’ils avaient vu Neva, ils allaient forcément revenir. La question restait à savoir : quand ?
Mars approchait et avec lui la saison des pluies. Les températures augmenteraient un peu, mais pas suffisamment pour pouvoir envisager un long voyage sur les routes. L’humidité pouvait se montrer tout aussi fatale que les froides températures d’hiver, mais ce qui les retenait surtout, c’était que June leur avait assuré que les zones chaudes et tempérées étaient constamment surveillées par l’Elite, rendant la situation encore plus risquée.
Arrivée à sa hauteur, Neva lui tendit l’une des deux tasses fumantes qu’elle tenait entre ses mains et June la remercia d’un imperceptible sourire.
Depuis qu’elle avait découvert qu’ils savaient extraire du sucre depuis l’écorce de bouleaux, elle était devenue accro au breuvage.
– Rien à signaler ?
June secoua négativement la tête avant de répondre, ironique :
– Non pas que je serve réellement à quelque chose, avec le boucan qu’ils font en bas, on sera repérés en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Neva se pencha légèrement afin de pouvoir regarder en bas. Les garçons avaient improvisé un match de rugby dans la rue ; les triplés contre Tegan, Tawny et Mathis tandis que Mia et Skye les encourageaient depuis les marches de l’immeuble. Neva retint difficilement un rire, entre Tawny et sa force surhumaine, et Tegan qui filait comme le vent, les garçons n’avaient aucune chance.
Elle prit place sur le petit muret et reporta son attention sur June qui sirotait tranquillement son breuvage. Même s’il leur arrivait encore d’entrer en conflit, Noël avait vraiment changé la donne entre elles. Neva ne savait pas exactement ce que June attendait d’elle, leurs débuts avaient été si terribles qu’elle avait eu l’impression de tout faire de travers. Mais depuis Noël, June semblait s’être apaisée. Elle paraissait même satisfaite de voir Neva s’investir dans les tâches journalières, participer à la chasse et aux rondes nocturnes et matinales, et, dans l’ensemble, la bonne humeur régnait désormais entre tous.
June croisa son regard et elle détourna les yeux avant de se racler la gorge, pensive.
– Dis, tu ne m’as jamais dit comment vous aviez entendu parler de moi, remarqua-t-elle, le regard rivé sur le doigt qu’elle laissait glisser sur le rebord de sa tasse.
June haussa un sourcil.
– Je suis surprise que tu aies attendu aussi longtemps avant de demander, taquina-t-elle.
Neva se sentit rougir. Elle haussa les épaules.
– L’occasion ne s’est simplement jamais présentée.
– Hmm. Des bruits se sont mis à courir, puis on a croisé un couple qui disait avoir entendu des gardes de l’Elite discuter lors d’une patrouille dans leur ville. Ils parlaient de cette femme qui avait apparemment mis à mal plusieurs de leurs androïdes.
Elle fit une pause avant d’ajouter avec un sourire en coin :
– Ils l’appelaient « la Reine des Glaces ». La plupart n’y croyaient pas, les gardiens eux-mêmes pensaient que l’histoire avait été enjolivée mais quand tu fais partie de ceux qui sont différents...
– C’est pour ça que vous êtes venus jusqu’ici ? Pour voir si ces gens disaient vrai ?
– Entre autres, reconnut June avant de la regarder. Mieux valait que ce soit nous qui te trouvions plutôt qu’eux, non ?
Neva hocha la tête.
– Et vous m’avez trouvé... comment ?
Elle fut surprise de voir June lâcher un rire.
– Figure-toi que ça s’est fait totalement par hasard. On savait juste que tu te cachais soi-disant au nord mais pas où exactement. Je n’avais pas revu Mama depuis... bien trop longtemps, alors je m’étais dit que c’était une bonne occasion de faire d’une pierre deux coups.
Son sourire s’agrandit lorsqu’elle croisa le regard de Neva.
– Alors imagine ma surprise quand, à peine arrivés sur place, on tombe aussitôt sur cette nana aux prises avec un androïde qu’elle semble visiblement essayer de transformer en glaçon géant.
Neva ne put retenir un sourire à son tour.
– Je suis contente que vous soyez tombés à pic en tout cas, remarqua-t-elle plus sérieusement avant de frissonner lorsqu’elle se remémora les mains de l’androïde resserrant leur étreinte autour de son cou.
Elle secoua légèrement la tête afin de s’éclaircir les idées.
– Alors c’est ce que vous faites ? Venir au secours de ceux qui sont différents, je veux dire.
– En quelque sorte, répondit June, le regard perdu au loin. Ils se sont décidé à nous faire la guerre, la moindre des choses que l’on puisse faire, c’est de se serrer les coudes, non ?
– Ils ont enlevé la mère de Mathis juste avant votre arrivée.
June l’observa avant de hocher faiblement la tête.
– Mama m’en a vaguement parlé.
Neva sentit sa gorge se serrer face au souvenir de ce jour terrible et elle prit une profonde inspiration afin de reprendre ses esprits.
– June, comment c’est là-dehors ? demanda-t-elle soudainement, changeant délibérément de sujet. La plupart des gens du nord ont migré au sud, comment ça se passe pour eux ?
– Ça dépend, répondit June en venant prendre place à côté d’elle sur le petit muret. La vie a progressivement reprit son cours après l’insurrection, à la différence près que l’Elite a totalement ignoré son peuple. Les gens se sont réunis dans des villes désormais en ruine, survivant comme ils le pouvaient. Un peu comme vous, à la différence près que les soldats de l’Elite leur rendent régulièrement visite afin de s’assurer qu’aucun Arcan ne s’y cache.
Neva haussa les sourcils.
– Arcan ?
June afficha un sourire en coin.
– C’est le nom qu’on nous a donné. A l’époque de l’histoire ecclésiastique, l’Eglise primitive a instauré l’arcane, une règle consistant à cacher une partie de sa foi et de son culte à ceux qui n'étaient pas encore baptisés et initiés. Certains ont pensé que ça nous correspondait plutôt bien.
– Donc... ils les laissent vivre en paix ?
– Tant qu’ils ne cachent pas d’Arcans, oui. Sinon, c’est la mort assurée dans d’atroces souffrances. Et l’Elite offre également des récompenses à tous ceux qui leur livrent des Arcans ou dévoilent leurs cachettes.
Elle prit une profonde inspiration avant d’ajouter :
– En simple, on doit se méfier de tout le monde.
– Ça me conforte dans l’idée qu’on a pris la bonne décision en choisissant de rester ici, remarqua Neva. Ça m’a l’air d’être la meilleure solution.
– Pour l’instant, répondit June.
Neva leva aussitôt les yeux vers elle.
– Comment ça ?
– Les beaux jours finiront par arriver, l’Elite en profitera aussitôt pour envoyer des soldats. Echapper à un androïde est une chose, échapper à une horde de militaires en est définitivement une autre...
Neva se mordit l’intérieur de la joue. Elle s’était doutée qu’ils allaient devoir finir par bouger, mais l’entendre de la bouche de June rendait la chose soudainement bien réelle. Elle ne put empêcher une sensation de malaise de grandir au creux de son ventre.
– Semblerait qu’ils aient fini d’apeurer la faune sauvage, remarqua June les yeux rivés vers la rue avant de sourire. Tu paries combien que c’est parce que leurs estomacs crient famine ?
Neva leva les yeux au ciel.
– Rien du tout, répondit-elle, pour la simple raison que June avait probablement raison.
Pourquoi parier quand c’était clairement perdu d’avance ?
💕
Arrivées à l’appartement, elles les retrouvèrent réunis dans la cuisine en train de manger avec entrain ce que Mama pouvait bien avoir préparé, et Neva ne put retenir un rire lorsque June lui offrit un regard appuyé.
Jack leur fit signe de les rejoindre et elle prit place sur ses genoux avant de regarder autour d’elle, les sourcils froncés.
– Skye et Mia ne sont pas avec vous ?
– Elles sont parties manger dans la chambre, répondit Tegan en se servant une énième cuillerée de bouillon.
– Oh, remarqua Neva avant de se lever. Tu veux bien me servir une assiette ? demanda-t-elle à Jack. Je vais voir ce qu’elles font.
Jack hocha la tête et elle prit la direction de la chambre. Le rideau était totalement fermé et elle le tira légèrement avant de se figer sur place.
Mia et Skye étaient sur le lit en train de s’embrasser, leurs déjeuners complètement oubliés.
Troublée, Neva referma brusquement le rideau les mains tremblantes, avant que la colère ne prenne le dessus. L’épais tissu vola devant elle et elle entra d’un pas décidé dans la pièce, se raclant bruyamment la gorge lorsqu’aucune ne remarqua sa présence.
Prises en faute, les deux adolescentes s'écartèrent brusquement avant de rougir furieusement et le regard de Neva passa alternativement de l’une à l’autre avant de s’arrêter sur Skye.
– Dehors, ordonna-t-elle, les dents serrées.
Skye obtempéra aussitôt, visiblement embarrassée, avant de s’arrêter lorsque June apparut juste derrière Neva. Neva prit une profonde inspiration avant d’ajouter :
– Sors.
– Neva..., intervint June, avant de se taire lorsque Neva lui jeta un regard noir.
Elle leva les yeux vers Skye et lui fit signe d’obéir d’un signe de la tête. L’adolescente ne se fit pas prier et s’enfuit après avoir lancé un dernier regard vers Mia.
– Tu ferais bien de la suivre, ajouta Neva, jetant un regard en biais en direction de June.
– Neva –
– Non ! s’exclama Neva avant de porter un doigt sur la poitrine de June. Tu sais quoi ? J’en ai assez de vos attitudes totalement dépravées, que ça se passe entre vous c’est une chose, mais je ne vous laisserai certainement pas souiller ma fille !
June serra des dents, la colère montant en elle face au terme choisi. Le silence qui régnait désormais dans l’appartement lui fit cependant réaliser qu’elles étaient visiblement le centre d’attention, et elle prit une profonde inspiration dans l’espoir de se calmer. Elle ne voulait pas humilier Skye et Mia plus qu’elles ne l’étaient déjà.
– Très bien. Ravie de voir la haute estime que tu as de nous, en tout cas, répondit-elle enfin avant de quitter la pièce puis l’appartement, ignorant les regards portés sur elle.